lundi 26 janvier 2015

Sommes-nous de connivence ?


Ma première fille était née et il fallait que j'améliore mes performances économiques. Plus question de piger à droite, et surtout à gauche, de voyager à travers le monde aux frais de la princesse et de ses amants. Un nouveau magazine de mode se créait et on avait proposé à la mère de ma fille un boulot de correctrice pour la fabrication du numéro 0. Prise ailleurs, il me semble, ou n'étant pas persuadée de la viabilité de l'entreprise, elle m'avait mis sur le coup. Du jour au lendemain, j'étais propulsé, au sein d'un semblant d'hypo-équipe hébergée chez l'imprimeur, non seulement correcteur mais aussi secrétaire de rédaction, et assistant de la rédactrice en chef, formée à Nous deux. L'album Fantaisie militaire passait en boucle. 
Je n'en croyais pas mes yeux, encore moins mes oreilles. Ignorant tout de ses us et coutures, je pénétrais ce milieu en essayant de faire abstraction de la futilité et de l'utilité d'un tel projet, me concentrant sur la traque des mauvais accords et proposant des coupes personnelles au patron. Le magazine serait "transversal", selon le slogan de l'ancien pubard à sa tête. Ce type portait le nom d'un international de football, en avait l'allure et le cerveau, et avait fait ses gammes chez Renault, grimpant les échelons de vendeur de voitures à chef de pub je crois. Il en avait gardé la tchatche et une certaine habilité à l'heure des négos, capable de vous refourguer la bagnole invendable par quiconque, de faire passer Eric-Emmanuel Schmidt pour le nouveau Spinoza. Non, remarque, Spinoza, il ne connaissait pas. Sa culture se limitait au feuilletage des magazines que lisait sa femme, une blonde Bovary de Gif-sur-Yvette. C'est pour elle, afin qu'elle cesse d'acheter toutes les semaines un titre de déco, un titre de mode et un titre plus "culturel", genre Télérama, qu'il avait eu la lumineuse idée du transversal, un lifestyle mag à l'américaine, projet unique en France, clamait-il.
Le numéro 0 fut une réussite. Pas pour tout le monde, certes. La rédactrice en chef, une pro rigoureuse, ne supportant pas les immixtions de son chef-footballeur-vendeur-de-bagnoles avait été virée sans les formes. Je n'avais été embauché que pour ce numéro, aussi n'avais-je eu vent ni des secousses internes ni du bon accueil du titre. J'avais enchaîné les petits boulots, remplaçant un pote veilleur de nuit dans un hôtel du quartier de l'Etoile, en comptant trois ou quatre. C'est là, derrière mon comptoir, que j'avais assisté à la finale du Mondial 98 et eu écho des remous bon enfant sur les Champs voisins. Black, blanc, beur et tout ça. La couleur, justement, c'était le grand truc du lifestyle mag unique en France. C'était ce que me rappelait le boss lorsqu'il me sonnait sur mon tout nouveau portable. Il avait aimé ma présence, mon côté homme tranquille dans un monde de gonzesses hystériques. Il me voulait en tant que SR. Quel était mon prix ?

Je n'ai jamais été aussi bien payé et autant senti l'imposture d'une entreprise. Le boss était devenu rédacteur en chef après s'être autoproclamé directeur de la publication, tout en étant bien entendu PDG de la boîte. Refusant de faire enregistrer le titre à l'OJD afin de ne pas rendre publique sa véritable diffusion, le boss était un spectacle à lui seul lorsqu'il se livrait sur ses grands chevaux à l'échange marchandise : je te file six pages de pub dans mon journal contre une bagnole que je revends à un concessionnaire de ma connaissance et réinjecte ainsi le fric dans le numéro suivant. Quand il ne s'agissait pas de voitures, ça pouvait être une caisse de champagne ou un lot de parfums. Il était capable de tout vous vendre, même sa pauvre mère et trouvait toujours un receleur. C'était assez amusant. Un temps. Impossible de se concentrer sur des textes généralement mal foutus et insipides dans ces nouveaux locaux de quarante mètres carrés et de l'entendre beugler comme le bateleur qu'il avait été et sera toujours. 
Mais le plus désespérant était parler travail avec lui. Il faisait tout réécrire dès qu'il ne comprenait pas un mot ou une expression. Je pense à lui en ces jours où la radio nous submerge de souvenirs de la déportation. Et en particulier, lorsqu'un jour, en découvrant un entretien avec une comédienne, il avait entouré le mot "pogrom" auquel il avait collé trois points d'interrogation. « C'est quoi, ce mot ? » m'a-t-il balancé sur mon bureau. J'ai surmonté ma déroute, ai tenté de ne pas exploser de rire ou de fondre en larmes et tenté une explication. « Faut trouver autre chose, personne ne sait ce que ça veut dire, pogrom ! » J'ai tenu quatre numéros. Au grand désarroi de ma banquière et de la mère de mes enfants. 
Le journal existe toujours. Des placards de pub inondaient dernièrement le kiosque à côté de chez moi. Je ne sais pas s'il se vend un peu mieux. J'ai feuilleté le dernier numéro. L'adresse des bureaux est toujours la même. Et notre Citizen Kane signe toujours ses éditos avec les mêmes cinquante mots à sa disposition.

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