mercredi 14 janvier 2015

La Suède, le cinéma, Dostoievski et moi


Je transpirais dès que je m'adressais à quelqu'un exerçant sur moi une quelconque autorité, devant toute personne m'impressionnant pour une raison ou pour une autre. La conscience aiguë de n'être rien du tout, le devoir inculqué de passer inaperçu, me fondre dans la masse, de ne jamais péter plus haut que mon cul, de rester à ma place. Je n'avais nulle autre éducation. Le corps trop grand, je ne savais comment me tenir, que faire de mes mains, je n'ai même pas pensé à me mettre à fumer. Le moindre rendez-vous important était pour moi aussi, mon cher Emile, une crucifixion. La honte était le sentiment le plus habituel. 

Quand N m'a quitté, j'étais en vacances en Espagne. J'ai sombré, je devenais fou. Satur, mon cousin préféré de Madrid est venu se baigner quelques jours. Je ne sais plus si c'est lui qui l'a suggéré ou si ce fut une idée de ma mère, je suis reparti avec mon cousin à la capitale. J'ai pris ce bol d'air comme un coup de pot. Satur travaillait pour un festival de cinéma qui se tenait début septembre en Andalousie. Au fait de ma détresse, il m'a pris sous son aile et m'a emmené avec lui au bureau. Je faisais des études de langues, moi qui maîtrisais si mal celle qui m'accueillait, aussi me proposa-t-il de filer un coup de main en traduisant les dialogues d'un film français en espagnol. On m'a filé une liste de répliques, et sans même voir le film, je me suis senti utile et lancé. 


L'année suivante, j'ai refait le voyage à Madrid et transformé ma collaboration au festival en stage de licence. L'été suivant, pareil. Toujours reçu comme un membre à part entière de la petite équipe. J'ai traduit nombre de films en castillan dont un film irakien sous-titré en anglais je crois bien, un film bulgare aussi, en ai restitué en traduction simultanée lors de projections. Jose Manuel, le directeur du festival me faisait de grands sourires et me prenait souvent par l'épaule. Le bonheur d'être à Madrid, la ville de mon enfance, de voir des films, de se sentir exister un peu, de croiser des filles plus jolies les unes que les autres, tout cela m'aveuglait au point de ne pas saisir les avances que me faisaient ce monsieur ou le fait que tous mes collègues, y compris mon cousin, étaient homos. Naïveté confondante. J'en ris encore. Je crois avoir juste éprouvé quelques soupçons lorsqu'un soir, mon cousin, désireux de s'éclipser avec son amant, m'a abandonné chez son ex et que celui-ci a insisté pour que je vienne me détendre à ses côtés sur le canapé.
En pleine Movida, que l'on ne nommait pas encore ainsi, je découvrais la vie nocturne madrilène, les bars de la Gran Via, les terrasses du Paseo del Prado, où l'on pouvait croiser la déjà consacrée Victoria Abril, l'inconnu Antonio Banderas ou ce cinéaste underground qu'était encore Pedro Almodovar, et recevoir d'eux le tutoiement de rigueur et une tape dans le dos. Il y avait cette atmosphère proche de Barcelone 1937, telle que la décrit Orwell dans Hommage à la Catalogne - mais je ne l'avais pas encore lu. Je ne maîtrisais plus rien, je ne savais plus où était ma place, si tant est que j'en avais une ce dont j'étais certain, c'est que désormais il n'y avait plus que les températures élevées de la Meseta qui me faisaient transpirer.
Samuli Siltanen
En 1987, j'ai pris l'avion pour la première fois. Destination l'URSS : Leningrad puis Moscou - ce dernier vol, cauchemardesque, sur un coucou à hélices ! Ma soeur m'avait proposé de l'accompagner lors de ce voyage organisé par son comité d'entreprise, cinq jours dans la patrie de Fedor Mikhaïlovitch dont je venais de lire L'idiot, personnage auquel, évidemment, je m'étais fortement identifié. La Perestroïka était en marche, mais j'étais fasciné par ces villes et leurs quartiers interdits respirant encore les décors des films d'espionnage. 
La semaine suivante, de nouveau l'aéroport et un vol pour Nice. Tout aussi exotique puisque m'attendaient à quelques kilomètres de la Promenade des Anglais, Cannes et ses paillettes. Jose Manuel m'avait proposé de faire le festival avec lui, voir des films, en sélectionner, prendre des contacts avec nos futurs invités, faire la pub du festival, etc. C'est en débarquant à l'hôtel et découvrant qu'une seule chambre avait été réservée pour nous deux que je compris enfin de quoi il retournait. Fort heureusement, Jose Manuel n'a pas insisté, se moquant juste de mes lectures, Aline de Ramuz, si je ne m'abuse. Toujours est-il que j'ai passé le séjour sur un lit d'appoint et n'ai, du (manque de) coup, jamais été payé pour mon travail... 
Cannes, rebaptisé en ces temps le Festival de Canal, m'a étouffé. Trop de tout. Trop de films en premier lieu. Cinq, six films par jour. Lever aux aurores, coucher au petit matin, siestes dans les salles. Je m'en voulais même si je n'étais pas le seul. Mes futurs collègues, courant les fêtes, n'étaient pas beaux à voir lors des projections de presse du matin. J'en ai aussitôt conclu que tout ce qui pouvait être écrit sur les films vus dans ces circonstances ne pouvait être qu'une vaste supercherie intellectuelle. 
Trop de clinquant aussi. Trop de stars. Je ne connaissais personne, mais plus personne ne m'impressionnait. Je ne me sentais pas à ma place mais j'avais un statut pour être des leurs. Certes au bout de la table, mais là, avec eux. 

Je ne tirais aucune fierté de cela, seulement l'étonnement d'être accepté dans ce monde, un temps. Je déjeunais un jour avec l'équipe d'un petit film indépendant, vue la veille qui m'avait tenu en éveil par son humour corrosif. Jose Manuel m'avait entraîné à ce déjeuner où siégeaient les frères Coen, Holly Hunter et Nicolas Cage. Je ne sais pas comment je réagirais aujourd'hui, surtout face aux deux premiers que je considère comme de très grands cinéastes, mais à l'époque,  incapable de même les reconnaître, je ne réalisais pas.
J'avais eu le temps, entre mes deux voyages, d'acheter un noeud pap'. Mais je n'avais pas de costume. Juste une veste sombre et un pantalon qui allait à peu près avec. C'est cet à peu près qui m'a refoutu la honte. A la projection d'un film de Paul Newman, j'ai été mis de côté. Je me tenais là, en haut du tapis rouge, à la vue de toute la foule massée derrière les barrières de sécurité et on m'interdisait l'entrée. Impossible de faire demi-tour, on me demandait d'attendre. Une fois le protocole fini, on m'a gentiment mis dehors. J'ai, dès lors, évité les projections du soir. Jusqu'au dernier jour. Les invités étaient triés sur le volet pour la clôture, mais j'avais retrouvé mes gênes de rebelle et me suis glissé derrière une bande de pingouins. Dans la salle, quand Pialat a levé le poing sous de nombreux sifflets, j'ai hurlé comme si j'avais marqué le but vainqueur en finale de la Coupe du monde. Sa revanche était la mienne.
Je repense à tout cela et me sens très vieux en apprenant tardivement la mort d'Anita Ekberg. Lors de mon seul Festival de Cannes, l'autre grand moment de honte, ce fut face à Fellini, Masina et Mastroianni. Jose Manuel, grand gamin "impresentable", comme on dit en castillan, avait fendu la foule et me prenant par la main, m'avait conduit devant ce trio mythique. "Federico !", criait-il. J'essayais de me cacher derrière lui, mais j'étais bien trop grand, de regarder ailleurs, d'avoir l'air de ne rien avoir à faire avec ce gros barbu... 
J'ai toujours eu horreur de jouer les groupies et je n'ai jamais serré la main de quelqu'un avec autant de dégoût de moi-même que ce jour-là. Anita Ekberg faisait-elle partie du cortège ? Impossible de m'en souvenir. Je ne pense pas.  Je crois que je ne l'ai vue que sur l'écran, honteusement enfoncé dans mon fauteuil face à Intervista. Anita Ekberg n'a jamais suscité de fantasme particulier chez moi. Trop de tout, là encore. S'il s'était agi de sa compatriote Anita Björk, je ne l'aurais pas oublié et pas seulement parce qu'elle avait été la femme de Dagerman. 
Ou, pour rester auprès des interprètes de Bergman, de la fragile Harriet Andersson.

Ou encore, de l'explosive Eva Dahlbeck. 


Ou, bien entendu, des troublantes, sensuelles et cérébrales Liv Ullmann et Bibi Andersson. 
 

Deux ans plus tard, je devenais libraire. Un jour, Philippe qui avait lancé avec d'autres étudiants une petite revue de cinéma me proposa d'y écrire. Juste un papier au cas où il en manquerait pour le numéro à venir. Je n'avais jamais envisagé la chose. Je trouvais extrêmement prétentieux de ma part de m'en croire capable. Il a insisté, j'ai peiné et suis parvenu à un semblant de texte sur un film hongrois. Il n'a pas été retenu. J'ai pensé que c'était mauvais. Mais on m'a commandé un autre texte pour le numéro suivant. Si le premier avait glissé aux oubliettes, c'était parce que, finalement, on n'en avait pas eu besoin. Je me suis pris au jeu, pas très fier quand même, trouvant tout ce que j'écrivais assez nul. 
Quittant la librairie trois ans plus tard, j'étais de nouveau traducteur de films et un journal prestigieux, intimidant encore pour moi à l'époque, me commandait un papier sur la jeunesse au cinéma. J'étais paralysé et me demande comment j'ai eu l'audace de dire oui et d'écrire dans ce journal une bonne quinzaine d'années, de voyager à travers le monde à ses frais, de loger parfois dans des palaces, comme à Moscou quatorze ans après mon premier séjour dans un hôtel désuet, de m'entretenir avec toute sorte de personnes qu'on n'appelait pas encore pipole et de ne jamais plus transpirer.

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