mardi 6 juin 2017

Confortable, hygénique et démocratique

Topor


(...) d’autres historiens disaient qu’en réalité le vingtième siècle avait commencé plus tôt lorsqu’avait éclaté la révolution industrielle qui avait bouleversé le monde traditionnel avec l’invention des locomotives et des bateaux à vapeur. Et d’autres encore disaient que le vingtième siècle avait commencé quand on avait découvert que l’homme descend du singe mais certains disaient qu’ils en descendaient moins que d’autres parce qu’ils avaient évolué plus vite. Et les linguistes comparaient les langues et se demandaient qui avait la langue la plus évoluée et qui était le plus avancé dans le processus de civilisation. Généralement on estimait que c’étaient les Français parce qu’ils employaient des imparfaits du subjonctif et des conditionnels passé et souriaient suavement aux femmes et les femmes dansaient le cancan et les peintres inventaient des impressions et des choses raffinées et modernes se passaient en France. Mais les Allemands disaient qu’une véritable civilisation doit être simple et proche du peuple et qu’eux ils avaient inventé le romantisme et les poètes allemands composaient des vers d’amour et la brume montait dans les vallées. Les Allemands disaient que l’incarnation de la civilisation européenne leur incombait parce qu’ils savaient mener la guerre et faire du commerce mais aussi s’adonner à la franche camaraderie et que les Français étaient arrogants et les Anglais présomptueux et que les Slaves n’avaient même pas de langue digne de ce nom et que la langue est l’âme de la nation mais les Slaves disaient qu’en réalité ils avaient la plus ancienne langue de toutes et que c’était facile à prouver. Les Allemands surnommaient les Français BOUFFEURS DE LIMACES et les Français surnommaient les Allemands TETES DE CHOUCROUTE. Et les Russes disaient que l’Europe allait à sa perte et que les catholiques et les protestants l’avaient complètement corrompue et ils proposaient de chasser les Turcs de Constantinople et de rattacher l’Europe à la Russie afin de sauvegarder la foi.
La Première Guerre Mondiale fut aussi appelée guerre des tranchées parce qu’au bout de quelques mois les lignes de front se sont immobilisées et les soldats s’abritaient dans des tranchées pleines de boue et pendant la nuit ou à l’aube ils montaient à l’attaque pour reprendre vingt ou trente ou cinquante mètres de terrain à l’ennemi. Et ils portaient des uniformes de camouflage et se bombardaient les uns les autres et se tiraient dessus. Les Allemands avaient des lance-mines et les Français des mortiers et pouvaient tirer par-dessus les tranchées et faire des lobs et des chandelles. Et quand une unité montait à l’attaque les soldats devaient passer à travers d’autres tranchées et couper les barbelés et faire attention aux mines pendant que l’ennemi leur tirait dessus à la mitrailleuse. Les soldats ont passé des mois entiers et des années dans les tranchées à s’ennuyer et à avoir peur et à jouer aux cartes et à donner des noms aux tranchées et aux boyaux et les Français inventèrent les noms ESCARGOTS PLACE DE L'OPERA POISSE DESERTEUR RANCUNE et CASSE-TÊTE et les Allemands inventèrent les noms GRETCHEN BRUNHILDE GROSSE BERTHE et BOUDIN ROUGE. Et les Allemands disaient que les Français sont des m’as-tu-vu et les Français disaient que les Allemands sont des rustres. Et ils ne croyaient plus qu’ils seraient de retour chez eux pour Noël et se sentaient abandonnés et mal aimés. Les états-majors annonçaient dans des communiqués que la guerre touchait à sa fin et qu’il ne fallait pas succomber au découragement ni à la lassitude et qu’il fallait être patient et positif et en 1917 un soldat italien écrivit à sa soeur JE SENS M'ABANDONNER PEU A PEU CE QU'IL Y AVAIT DE BON EN MOI ET JE ME SENS DE JOUR EN JOUR PLUS POSITIF (...)
À la fin du dix-neuvième siècle les gens des villes attendaient le siècle nouveau avec impatience parce qu’ils avaient le sentiment que le dix-neuvième siècle avait tracé les voies sur lesquelles l’humanité allait s’engager résolument et que dans le futur tout le monde pourrait téléphoner et voyager sur des bateaux à vapeur et se déplacer en métropolitain et prendre des escaliers roulants munis de rampes mobiles et se chauffer avec du charbon de qualité et prendre des bains une fois par semaine et communiquer ses pensées et ses désirs à travers l’espace à la vitesse de l’éclair grâce au télégraphe électromagnétique et à la télégraphie sans fil. Et que cela permettrait à l’humanité d’atteindre l’harmonie et de vivre dans la paix et la fraternité. Et lorsque s’ouvrit à Paris en 1900 l’Exposition universelle qui célébrait au seuil du siècle nouveau l’avenir et les voies sur lesquelles l’humanité allait s’engager résolument les visiteurs prenaient des escaliers roulants et admiraient les inventions et s’étonnaient des nouvelles tendances artistiques et se réjouissaient à l’idée que le vingtième siècle mettrait fin à la misère et aux corvées et que les possibilités de l’électricité surpasseraient les rêves les plus fous et que tout le monde aurait la sécurité sociale et une semaine de congés payés et les gens vivraient de façon confortable et hygiénique et démocratique et même les femmes auraient accès à la démocratie et pourraient aller voter pour élire leurs représentants politiques. Et ils attendaient avec impatience le vingtième siècle parce que c’était une occasion nouvelle pour l’humanité et qu’il fallait tirer les leçons des erreurs du passé (...)

Patrik Ourednik, Europeana, Une brève histoire du XXe Siècle,
trad. Marianne Canavaggio, Allia éditions

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