Cette blouse blanche est différente. Un tissu de moindre qualité, défraîchi, une taille au-dessus. L'Africain se distingue également des autres membres de l'hôpital par ses chaussures de sécurité et son pantalon gris et noir à grandes poches latérales, l'échelle et la chéchia. Le seau fait également partie de la panoplie mais ne jouera aucun rôle. C'est un chirurgien des grilles d'aération. Son regard ne se porte que sur son chantier. Vaste. Travaille-t-il ici depuis longtemps ? En équipe habituellement ? Il semble perdu parmi nous. Un intrus. Un divertissement. D'ailleurs, je ne suis pas le seul à avoir levé les yeux de ma lecture. Après quelques hésitations, l'avoir trimballé d'un endroit à l'autre, il pose enfin son échelle contre la porte d'un des boxes devant lesquels nous attendons. Le voici maintenant en l'air, le plumeau de compétition en action. Des paquets de poussière gris tombent lourdement au sol, frôlant les malades du premier rang. Il n'en a cure. Avec son chiffon jaune, il nettoie ensuite chaque lamelle de la grille, puis le contour avec soin. Suivante. Deux autres passeront. Puis, il se déplace vers moi. Enfin, vers nous. Lorsque j'ai débarqué une demi-heure auparavant dans cette salle d'attente dite « les caisses », elle venait de s'installer et nous ne nous sommes plus quittés depuis. Elle porte de curieux bas blancs, aux talons grossièrement renforcés, et ouverts sur les orteils. La chaleur est étouffante, aussi s'évente-t-elle régulièrement avec ses analyses médicales. Certainement plus jeune que moi, elle a l'air plus âgée. Plus marquée par la maladie. Lorsque nous le voyons se diriger vers nous, son échelle et son plumeau sous le bras, un soupçon de panique nous saisit et l'Africain immédiatement le confirme d'un simple hochement de tête : mieux vaut pour nous décamper. Nous nous retrouvons de l'autre côté de la salle, presque face à face désormais. J'essaie de reprendre la lecture mais observe avant cela que le technicien de surface comme on dit a disparu, abandonnant son matos. Trop de monde défile dans ce lieu, gênant son travail. Il finira plus tard. Est-il allé chercher de quoi nettoyer le sol ? Depuis combien de temps suis-je ici ? Les numéros ne cessent de défiler dans un ordre aléatoire et régulièrement je me surprends à vérifier mon ticket n'ayant aucune confiance en ma mémoire des chiffres. Nous échangeons nos soupirs. Soudain, je revois cette préposée de l'accueil venue jusqu'ici chercher un patient il y a une vingtaine de minutes. Sans aucun doute, nous avons été victimes de sa négligence. Ma compagne d'infortune me demande mon numéro, et moi, son heure de rendez-vous. Nos citations à comparaître sont séparées par un seul quart d'heure, mais nous sommes désormais séparés d'elles par une bonne heure. Pénétré de ma petite importance, je me dirige vers le bureau d'accueil des caisses et brandis mon numéro. Le type ne comprend pas. D'un coup de roulettes de son fauteuil demande de l'aide à un certain Kévin. Il revient vers moi en glissant. Et exige de revoir mon numéro. Il y a un problème, dit-il. Ce que je confirme à la femme aux bas blancs qui déjà se lève. Elle aussi laisse son importance la guider et montre son ticket. Un instant, madame, je m'occupe de monsieur et je vous reçois après, dit le type arrogant, fier de son poste, sa boucle d'oreille et ses roulettes. La conclusion est que nous avons bien été mal dirigés, notre passage par les caisses n'étant pas nécessaire pour cette fois. Réprimant mes envies de meurtre – il fait trop chaud pour cela –, j'avise la coupable de l'accueil et lui expose gentiment notre perte de temps. Elle fait mine de ne pas comprendre et me conseille de filer voir les infirmières aux consultations. Je m'apprête à expliquer rapidement mon retard à ce nouveau bureau d'accueil, quand j'apprends que je suis dans la mauvaise queue, tandis que la dame aux bas blancs voit son numéro s'afficher et s'éclipse en direction du box de son médecin sans le moindre signe d'adieu. Je me situe et sue dans la bonne file d'attente collé à un box dans lequel une infirmière ouvre le dossier d'une malade en chaise roulante, les questions habituelles, Vous fumez, Vous buvez, Vous pratiquez un sport régulièrement... C'est à moi. L'infirmière m'apprend qu'elle m'a appelé mais que je n'ai pas raté mon tour. Je ne suis pas certain de bien saisir la nuance et pense qu'elle tente de protéger sa collègue. Grâce au réseau interne, m'explique-t-elle, elle savait que j'étais dans l'établissement mais s'étonnait que je ne me sois pas encore présenté à elle. Rassurez-vous, il y a trois personnes avant vous. Je reprends les réflexions d'Hazlitt qu'entrecoupent les bips des écrans d'appels. Un regard vers le box de mon chirurgien me fait prendre la mesure du désastre. Je le vois jongler d'un bureau à l'autre, du 1 au 2, les malades appelés devant se présenter dans un box vide en attendant que le ponte en ait fini à côté et ainsi de suite. Trois personnes m'a-t-on dit passeront avant moi. Mais devant ce triste spectacle, je refuse de les compter, l'esprit occupé par une vision terrifiante : le jour de l'opération, le grand chirurgien contraint de se livrer au même numéro d'un bloc à l'autre. Après deux bonnes heures d'attente, mon tour arrive et, exténué, effacé, affamé, je prends place dans le box vide. J'ai le temps de lire encore quelques pages. Je savais que j'allais vous revoir me dit, après s'être excusé pour le retard inouï, l'homme à qui je vais confier mon corps et mes espoirs d'un peu de rab d'existence. Il me demande de m'allonger pour se remettre en tête mes maux, s'il ose dire, dit-il. Le mois dernier, des espoirs, il ne m'en a laissé aucun. Impossible d'échapper à l'opération. Avec l'âge, ça ne fera que s'aggraver. Ma seule marge de manoeuvre, comme on dit, était de choisir la date en fonction de la gêne ou de la douleur constatées. Ou de l'aggravation. Après trois opérations et quelques gestes, comme ils disent, en moins de deux ans, l'annonce de cette intervention non urgente mais incontournable m'avait désaxé un peu plus. Et puis, à la réflexion, une de plus ou une de moins comme on dit, j'ai décidé depuis, afin de ne pas l'augmenter, de me débarrasser du problème. En jetant un oeil à son agenda, mon interlocuteur semble découvrir qu'il part en vacances et me propose de fêter la reprise du travail le 1er août à coup de bistouri. Je ne suis pas dans son bureau depuis plus de trois minutes qu'il me raccompagne vers son infirmière attitrée qui, dit-il, est malheureusement et très certainement en pause. Il balance mon dossier sur le clavier de l'ordinateur de Léa et je lui souhaite de bonnes vacances et il me promet de revenir en pleine forme pour s'occuper de moi. J'aurais aimé lui dire de me considérer comme un patient parmi d'autres, ne pas tout miser sur moi à la rentrée, de ne m'accorder aucune pensée à la plage mais déjà il est reparti poursuivre sa gymnastique d'un box à l'autre. Je prends place face à mon dossier et finis mon livre. L'infirmière du box voisin reçoit un couple étrange. La soixantaine en rose, de la tête aux pieds, le type a une casquette américaine vissée sur le crâne dégoulinant de transpiration. En s'asseyant, il s'excuse auprès de la blouse blanche, sa femme, une Asiatique, parle mal le français. Pas de souci, comme on dit, dit son interlocutrice qui explique ensuite la procédure : quelques questions, la constitution du dossier puis retour à la salle d'attente où le médecin viendra les appeler. L'autre traduit. Et après les questions sur le tabac, l'alcool et le sport, le cas semble se compliquer, deux lettres signées par deux médecins différents et le mari ne sachant pas qui est le praticien traitant et la femme ne comprenant pas la question, même traduite. Qu'est-ce qui vous amène aujourd'hui, essaie de résumer l'infirmière. Le mari lui passe les résultats d'un examen. Ah oui, une tumeur maligne, donc, je le note. Vous avez mal ? Une gêne. Avez-vous des antécedents ?, etc. Il y a un peu plus d'un an, après un scanner inquiétant, on m'a laissé croire que je trimbalais un truc dans le genre. Je m'étais fait à l'idée de devoir affronter un verdict sans appel. Et à celle de ne pas affronter les soins, la douleur, la déchéance, les mots de circonstance, les faux sourires et le vrai désespoir. Et puis, au bloc, ils avaient compris leur méprise. Une simple malformation mal placée qu'on avait un peu trop rapidement, et mal, interprétée. Les interventions suivantes n'ont jamais revêtu la même crainte. Ce n'est que lors de mon deuxième rendez-vous post-opératoire, ici même, que la chirurgienne évacuait la question cancer sans m'avoir informé avant cette troisième opération, pour tout autre chose que la première, qu'elle pouvait se poser. Le couple étrange repart. Boiteux. Effrayé. Après quelques rangements, l'infirmière passe dans le box où j'ai failli me perdre dans un fatalisme morose. Le médecin vous a-t-il dit que vous deviez voir spécifiquement Léa ? On ne peut pas dire ça, lui dis-je. Si votre dossier n'est pas très compliqué, je peux m'en charger et ainsi ne pas vous faire attendre davantage. Et c'est ce qu'elle fait, bientôt adoubée par Léa de retour. J'avais passé près de quatre heure d'attente à quatre endroits différents pour trouver la date de ma quatrième opération. En sortant, lessivé, soulagé, je préviens l'égarée de l'accueil : pour la cinquième opération, je ne serai présent que lors des cinq dernières minutes de la cinquième heure. Elle fait mine de comprendre.
"Qu'est-ce qui vous amène ?" est une très bonne entrée en matière.
RépondreSupprimerMon médecin me lance un "comment ça va ?", un peu à côté de la plaque, qui me fait lever les yeux au ciel et donne envie de repartir sur le champ en tirant la tronche. Je ne vais pas lui raconter ma vie.
Il vaut encore mieux le petit geste du menton de la bouchère qui signifie "c'est pour quoi ?". Pas de mots inutiles, directement dans le vif du sujet.