...Nous apprenons à brider notre volonté et à contenir nos actes dans les limites de l’humanité bien avant de pouvoir soumettre nos sentiments et notre imagination à la même douceur. Nous renonçons à la démonstration extérieure, à la violence grossière, mais nous ne pouvons nous défaire de l’essence ou du principe de l’hostilité. Nous n’écrasons pas le pauvre petit animal (cela semble si barbare et misérable !), mais nous le regardons avec une sorte d’horreur mystique et de répugnance superstitieuse. Cela demandera une autre centaine d’années de bons écrits et de réflexion intense pour nous guérir de ce préjugé et pour que nous ressentions à l’égard de cette race de mauvais augure un peu du « lait de l’humaine tendresse » plutôt que son caractère farouche et son venin.
La nature, à y regarder de plus près, semble faite d’antipathies : sans quelque chose à haïr, nous perdrions le ressort même de la pensée et de l’action. La vie se changerait en une mare stagnante si elle n’était agitée par les intérêts discordants et les passions déréglées des hommes. Le clair rayon de notre destinée devient plus brillant (ou simplement visible) lorsque l’on rend tout ce qui l’entoure aussi sombre que possible ; c’est d’ailleurs ainsi que l’arc-en-ciel dessine sa forme sur les nuages. Est-ce de l’orgueil ? Est-ce de l’envie ? Est-ce la force du contraste ? Est-ce faiblesse ou méchanceté ? Toujours est-il qu’il existe dans l’esprit de l’homme une affinité secrète avec le mal, une aspiration vers lui, et que l’on prend un plaisir pervers mais bienheureux à être méchant, car c’est une source de satisfaction qui ne s’épuise jamais. La bonté pure devient vite insipide, manque de variété et de flamme. La souffrance est une amère douceur dont on ne se rassasie jamais. L’amour, avec un peu de laisser-aller, tourne vite à l’indifférence ou au dégoût : seule la haine est immortelle. Ne voyons-nous pas ce principe partout à l’œuvre ? Les animaux se harcèlent et se tourmentent impitoyablement les uns les autres ; les enfants tuent les mouches pour s’amuser ; chacun considère les accidents et les délits dans le journal comme le meilleur de la farce ; une ville tout entière accourt pour assister à un incendie, et les spectateurs ne se réjouissent nullement de le voir éteint. Tant mieux qu’il le soit, mais cela diminue l’intérêt, et nos sentiments ont plus à voir avec nos passions qu’avec notre jugement. Pleins d’un brûlant enthousiasme, des hommes s’assemblent en foule pour voir représentée une tragédie ; mais comme le fait observer Mr Burke, si une exécution avait lieu dans une rue voisine, le théâtre ne tarderait pas à se vider. Un chien inconnu dans un village, un idiot, une folle sont pris à partie et malmenés par l’ensemble de la communauté. Les dommages publics sont en quelque sorte des bénéfices publics...
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