samedi 14 mars 2015

Tueurs amoureux





- Tu vois, des fois, je me verrais bien disparaître, ne plus faire partie de ce monde.
- Juste parce que les gens n'ont pas d'humour ?
- Oui, ça devrait être interdit. Ou c'est moi qui disparais ou je me mets à éliminer certaines personnes, comme dans un Westlake.
- Tu peux aussi te dire que t'as un humour particulier...
- Que je me crois drôle et qu'en fait je ne le suis pas ?
- Que les gens qui ne te connaissent pas bien peuvent ne pas saisir. On s'en reprend une ?
- Je vais pas tarder.
- Une dernière.
- Je conduis.
- T'es pas loin. Tu peux dormir à la maison, si tu veux, c'est à deux stations. On peut y aller à pied et tu laisses ta voiture ici.
- Non, merci, j'aurais l'impression de revenir en arrière, du temps des colocs, une sorte de régression...
- J'ai peur que tu aies le même sentiment quand tu vas te retrouver dans ton studio...
- M'en parle pas... Demain, on change de crèmerie.
- Qu'est-ce qui ne te va pas ? On est bien ici. De plus, c'est à mi-chemin pour nous deux.
- Leurs bières ne sont pas à la bonne température. Du coup, t'es obligé de les boire vite.
- Ouais, ben, du coup, j'en reprends une. Et toi ?
- La dernière, alors.
- Parler de ses ex, c'est quand même une erreur basique.
- D'où tu sors ça ?
- C'est elle qui me l'a dit.
- Non, je parle de cette sentence définitive, cette histoire d'erreur basique...
- Ben, c'est connu...
- On peut pas généraliser comme ça sur tout !
- Là-dessus, si.
- On en reprend une autre ?
- Je croyais que tu rentrais.
- M'emmerde pas ! Je t'ai dit, elles se boivent trop vite !
- Garçon !
- Il n'y a plus que toi pour appeler les barmen "garçon".
- Comment faut-il dire, alors ?
- Et y'a plus que toi pour inverser verbe et sujet quand tu poses une question. Oralement, je veux dire.
- Bon, alors, explique-moi : comment fait-on pour commander ?
- Tu lèves ton verre dès qu'il lève les yeux vers toi, c'est tout.
- Sans un mot ?
- C'est des pros ici. Ils n'ont aucun humour, mais faut reconnaître que c'est des pros.
- Mais les bières ne sont pas à la bonne température.
- Oui, tout se perd. Je te dis, faut changer de crèmerie. Qu'est-ce qu'elle t'a dit, exactement ?
- Que tu parlais sans cesse de tes ex dans tes textes.
- C'est entièrement faux.
- Pas entièrement. Je ne dirais pas que tu ne fais que ça, mais ça t'arrive.
- Pas "sans cesse" ?
- Non, pas "sans cesse".
- Tu dirais quoi alors ? "Souvent" ?
- "Parfois", je dirais.
- C'est un problème de mémoire.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Je me souviens de tout. Je revois tout.
- Tout ce que tu as vécu avec tes ex ?
- Quasiment tout.
- Les mauvais moments...
- ...Tout, les bons comme les mauvais moments. C'est comme si là-dedans, je relisais en permanence des notes prises au cours des années avec toutes les filles.
- Ça ne doit pas être facile à vivre tous les jours...
- Je déconnais !
- Quand ?
- Là.
- Tu veux dire que c'est faux, tes souvenirs ?
- Non, j'ai de vrais souvenirs, mais je ne me souviens pas de tout, heureusement. Quand je parle de ça dans mes textes, c'est toujours pour rire, de moi principalement, de mon personnage.
- Tu vois, le problème avec toi, c'est qu'on ne sait jamais si c'est du lard ou du cochon...
- ...
- Pourquoi tu fais cette tête ?
- C'est cette expression, il faudrait vérifier, mais je pense qu'elle est mal utilisée. Pas par toi seulement. Par tout le monde.
- Comment ça ?
- Je suis pas sûr, mais c'est à vérifier. Une dernière ?
- Va pour la dernière.
- Vas-y, lève ton verre !
- Comme ça ?
- Oui, mais il faut qu'il regarde dans ta direction. Là, tu vois bien qu'il discute, ça ne sert à rien.
- Je te montrais juste le geste.
- T'as jamais réfléchi ?
- Ça m'est déjà arrivé... A quoi aurais-je dû réfléchir ?
- A cette expression. D'où vient le lard ?
- Euh... du cochon ?
- Ben oui.
- Et alors ?
- Le lard, c'est du cochon, t'es d'accord.
- Oui...
- Or, dans le cas présent, par exemple, tu l'utilises pour me dire que tu as du mal à savoir si je parle sérieusement ou si je déconne. Donc, cette expression, en tous cas utilisée comme ça, elle n'a pas de sens si tu y réfléchis.
- C'est comme ça que je l'ai apprise pourtant...
- Tu te rappelles qui te l'a apprise ?
- Ma mère sûrement.
- Ça ne m'étonne pas.
- Qu'est-ce qu'elle a, ma mère ? Elle était prof de français avant de rencontrer mon père !
- Mais on s'en fout de ta mère !
- Tu déconnes encore, là ?
- Non, c'est la vérité. Ta mère, j'ai jamais pu l'encaisser.
- Que lui reproches-tu ?
- C'est trop long à t'expliquer.
- Ben, quand même...
- Une autre fois. Si tu veux, on peut passer toute la soirée de demain avec pour thème unique : ta mère. Mais pas aujourd'hui. Ce soir, faut rester concentrés. Et donc ne pas oublier de vérifier l'origine de cette expression à la con.
- Tu veux que je l'appelle ?
- Qui ?
- Ma mère. Comme elle a été prof...
- ...T'es malade ?
- En fait, elle est super jalouse, non ?
- Ta mère ?
- Non, ta copine.
- Je n'ai jamais vu ça ! T'en prends une autre ?
- La dernière, alors. Ça commence un peu à tanguer...
- Vas-y là, montre ton verre.
- La première fille avec qui je suis sorti, à l'adolescence, je ne pouvais pas m'empêcher de lui en vouloir d'avoir connu un autre type avant moi. Une sorte de jalousie rétrospective.
- Tu étais ado, en quête de virilité, de respect. C'est normal.
- Aujourd'hui encore, je ne veux pas entendre parler d'ex. Personne, en fait, ne veut en entendre parler.
- Moi, ça ne me dérange pas.
- Ce que je comprends pas, si je peux me permettre, hein, c'est pourquoi tu l'as quittée.
- A cause d'un truc qui m'a travaillé toute la nuit...
- Quoi donc ?
- Une phrase.
- Laquelle ?
- L'autre soir, à ce fameux dîner, elle a dit, devant tout le monde, des gens qu'on connaissait à peine, que toutes mes ex m'avaient quitté...
- Ah bon ? Et c'est vrai ?
- Mais non, voyons ! Tu crois ça possible ?!
- Pourquoi a-t-elle dit une chose pareille, alors ?
- Je ne sais pas. Peut-être pour finir sa phrase avec un coup de poignard.
- Là encore, devant tout le monde ?
- Oui, la fin de la phrase comme le début, c'était devant tout le monde.
- N'est-ce pas un peu pervers ?
- De finir ses phrases ?
- Non, ce qu'elle a dit.
- Je sais pas, je suis pas psy.
- Et alors, cette fin de phrase ?
- Elle se demandait pourquoi elle restait avec moi alors que toutes les filles que j'ai connues m'avaient quitté...
- Ah oui, quand même...
- Tu vois ?!
- Moi non plus, je ne suis pas psy, mais là, si ce n'est pas de la perversion...
- ...
- T'en prends une autre ? Je t'invite.
- Je me demande ce qu'elle voulait dire par là, ce que ça exprime comme malaise, comme non-dit.
- Lui as-tu demandé ?
- "Lui as-tu", c'est pas possible. On est là, beurrés au comptoir et monsieur tient à inverser sujet et verbe !
- Pardon, c'est ma mère... Alors, que lui as-tu dit ?
- Rien, je me suis contenté de lui rappeler sa phrase, c'est tout. Et que c'était pas la première fois qu'elle me la sortait. Vas-y, lève ton verre !
- Ils devraient mettre des tabourets quand même.
- Jamais un vrai buveur ne s'abaisse à ça !
- Pourquoi donc ?
- Parce que tu peux te fracasser le crâne si tu fais un coma éthylique. J'ai vu ça une fois dans un bar en bas de chez moi. Le mec est tombé en arrière comme un arbre malade qu'on abat.
- Que t'a-t-elle dit ?
- Qu'il fallait pas que ça m'intrigue puisqu'elle me l'avait déjà dit.
- Ah oui, quand même...
- ...oui, je sais, tu vas me dire que tu n'es pas psy...
- Et toi, qu'as-tu répondu ?
- Que si elle le voulait, je pouvais la quitter.
- Mais tu es dingue de cette fille !
- Oui, elle me rend fou, je n'ai jamais été aussi bien avec quelqu'un, sur tous les plans.
- Pourquoi as-tu fait ça, alors ?
- Pour la soulager, pour qu'elle ne se pose plus ce genre de question.
- Quelle question ? Je n'y suis plus.
- La question qu'elle s'est posée devant tout le monde.
- Ah oui, avec le début et la fin...
- Voilà. Tu sais, si tu ne tiens pas l'alcool...
- D'où sors-tu ça ?!
- "D'où sors-tu ça" ! "D'où sors-tu ça" ! Mais c'est connu, mon vieux !
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- Puisque tu y tiens, je vais te dire d'où je tiens ça : c'est ta mère qui me l'a raconté...

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