mardi 3 mars 2015

Une vie dans l'ombre



Je me fais au quartier. J'habite cette ville depuis 50 ans, avec quelques parenthèses. Château-rouge, la Grange-Batelière, puis retour ici, un peu par hasard, à contrecœur, la future mère de mes enfants devant quitter le 11e y trouve un appartement. Après notre séparation, j'ai squatté à Belleville, été hebergé à Daumesnil, Ivry, puis le 15e, chez ma sœur puis retour ici pour les filles. Avec leur mère, j'ai habité deux quartiers très différents. En l'espace de neuf ans, la ville a changé, se gentrifiant selon les sociologues, se boboïsant comme disent les journalistes. Enfant, les usines carburaient encore, elles sont aujourd'hui des lofts ou des ateliers d'artistes. Les petits commerces autour de chez mes parents ont tous disparu. J'ai vu se construire les premières cités. Déjà elles étaient laides et effrayantes. J'allais à l'école dans la ville bourgeoise voisine. Ma mère nous avait inventé une marraine, la modiste chez qui elle faisait le ménage et où ses trois enfants étaient censés vivre. Quand j'avouais habiter la ville d'à côté, je sentais le dégôut, j'étais sale, je puais. Les débuts d'année, lorsque nous devions remplir les fiches de renseignements, nous mentions sur l'adresse, mais aussi pour les professions de nos parents. Ma mère nous ordonnait de ne pas mentionner son métier, sans fallait-il écrire, puis ce fut gouvernante, n'importe quoi. Mon père aussi, il nous fallait embellir l'affaire, de simple maçon, il devenait maçon-boiseur ou chef de chantier les bons jours. J'ai toujours habité la honte. Le secret.
J'ai grandi dans la rue. Fuir l'étouffant deux-pièces-cuisine-salle-d'eau avant tout. Le foot, c'était au grand air. Qu'il vente, qu'il brille, qu'il pleuve, mon père m'avait appris à courir derrière un ballon. Dans le bois ou derrière la gare RER avec les petits bourges. Dans la rue, avec mon frère et des voisins prolos. Quand je rends visite aujourd'hui à ma mère, toujours dans la même maison, je ne parviens pas à imaginer ce qu'était ce coin, avant, sans voitures. Nous jouions sur la largeur de la rue, un but sur chaque trottoir, deux contre deux ou trois contre trois. Avec l'adolescence, j'ai joué en club, et aux temps des premiers rendez-vous amoureux, délaissé un peu mon frère qui s'est mis à flirter avec la délinquance, la petite, les meubs et les vélos surtout. Par la suite, il a fait des études et est devenu prof d'espagnol, sans parvenir à sortir de cette banlieue. Dix ans. Il en a eu marre. A tout lâché et est aujourd'hui gardien d'immeuble. C'est ma sœur qui s'en est le mieux tirée, juriste, même si elle s'emmerde au bureau.
Je me fais au quartier. Son côté loin de tout, village. Je suis heureux d'avoir quitté le centre-ville, trop bruyant, et que j'ai vraiment découvert sale en ayant un chien. Ici aussi, c'est sale. Un peu moins. Et c'est calme. 
Le soir, avec le chien, je les vois qui quittent le foyer, direction métro. Des ombres dans la nuit. Je les vois qui rentrent au foyer en provenance du métro. Des ombres dans la nuit. Cuistots, plongeurs, techniciens de surface, manutentionnaires… Le déménageur congolais les avait vite repérés. Il trouvait leur vie minable, insupportable. Vivre dans un foyer pour maintenir les siens au village, c'est pas une vie. Lui avait réussi à acheter une maison, en grande banlieue. Il ne gagnait pas beaucoup plus à charger des meubles toute la journée mais était plus respectable à ses yeux et à ceux des banquiers qui l'avaient ficelé pour vingt ans. 
On dit que c'est la deuxième ville malienne après Bamako…
Le foyer d'ici est plus triste que celui de la rue Bara. Là-bas, c'est la ville dans la ville. L'Afrique. A six par chambre. On vit dans la cour et sur les trottoirs. Ici, c'est pas ça. Mais je l'espère moins insalubre. 
Aujourd'hui ma mère m'a parlé de sa mort. Et de ses livres. Elle a posé la question dans la librairie où j'ai travaillé, dans la fameuse commune bourgeoise. Ils l'aiment bien, Flora, et accepteront ses livres dont elle prend grand soin. A sa mort, nous jetterons tout, m'a-t-elle appris, autant qu'elle les donne. Elle m'a reproché n'avoir jamais emporté les ouvrages que je lui avais dit vouloir lire. J'ai convenu de passer mercredi, je finis le boulot plus tôt, de parler de tout ça, de faire du tri. De faire un courrier aussi pour le prêt qu'elle a sollicité voici déjà un an pour le ravalement. Elle est préoccupée par la mort, malgré son genou neuf et son futur ravalement. Mercredi, je prendrai au moins Pas pleurer que je lui ai offert à son anniversaire, qu'elle s'est empressé de lire à l'hôpital, mais qu'elle n'a pas beaucoup aimé. Trop vulgaire… 
Un jour, il me faudra écrire son histoire faite d'ombres, de honte, de pleurs et de secrets.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire