lundi 23 mars 2015

Nouvelles d'hier

Il s'est installé au comptoir, à quelques mètres de moi. Je finissais mon verre en feuilletant le journal d'hier. Absorbé par la lecture de l'horoscope, j'essayais de me remémorer les dernières 24 heures pour voir si les prévisions avaient été exactes. 
Je l'ai senti s'approcher. J'avais à peine levé les yeux qu'il m'a demandé si ça allait. J'ai dit que j'avais connu des jours meilleurs, mais que je me sentais plutôt bien à l'instant. J'avais entendu cette réplique dans un film des années auparavant et je l'avais gardée en réserve. J'étais content de l'avoir enfin placée. Mais il ne fallait pas m'en demander plus. Je n'avais pas particulièrement prévu de parler à un inconnu ce soir. C'est une activité que je pratique rarement, je dois l'avouer. Mis à part quelques questions d'ordre purement général, la connerie flagrante de mon interlocuteur par exemple, ça j'aime bien en parler, en poussant le volume à fond. Mais dans un bar, c'est rare. 
Je ruminais ces questions quand il s'est lancé. J'ai accepté qu'il me paie la même chose, un côtes-du-rhône très moyen et il est parti, sans autre filet. Il avait envie de parler et n'avait pas trouvé d'autres oreilles disponibles à cette heure avancée de la nuit. Personne ne m'attendait à la maison, je l'ai écouté. 
Il m'a payé plusieurs verres et j'ai oublié quelques détails. Mais je sais qu'il m'a parlé de la première femme de sa vie. Une fille de son âge quand il était étudiant. Ne me demandez pas en quoi, un truc dont j'ignorais l'existence. La fille n'avait rien à faire de lui lors de leur première année de fac. Et lui ne cessait de rêver d'elle. Mais il était d'une timidité maladive et d'une maladresse exemplaire. C'est lui qui s'est chargé de ces qualificatifs. Toujours est-il que la fille s'est intéressée à lui l'année suivante. Avait-il changé, perdu sa maladie, gagné en assurance ? Non, c'est elle qui avait rompu avec son mec et s'était dit que bon, pourquoi pas ? Il avait été flatté mais ne parvenait pas à dégager de ses pensées un sentiment de rancune. Durant tout le temps de leur relation, il ne pouvait s'empêcher de regretter que les choses ne se soient produites plus tôt. Il l'a trompée avec la première venue, comme pour rétablir la justice. Des considérations de jeune con, pensait-il aujourd'hui. J'aimais qu'il donne lui-même l'interprétation de ses propres frasques tandis que je me contentais d'avaler ses mots et ses verres. 
De temps en temps, je lâchais un La vache ! pour lui faire plaisir, et pour qu'il continue à commander pour deux. C'est ce que j'ai fait par exemple lorsqu'il m'a raconté son histoire avec une belle Italienne. La caricature de la bombasse. Encore une fois, ce sont ses termes, je n'emploie jamais ces métaphores vulgaires pour évoquer les garces qui nous font souffrir. Elle était aussi étudiante, mais ailleurs, j'ai oublié où. Elle était de passage en France grâce à un échange européen comme dans le film de Klapisch. Je ne voyais pas de quel film il parlait, mais j'ai fait Ah oui, d'accord. Et il a repassé une commande. 
Il l'avait rencontrée dans une fête et, l'ambiance et l'alcool au programme, en était tombé dingue amoureux le soir même. La fille le trouvait également à son goût, mais pas la France. Elle pensait que les Français étaient tristes et cons, et le pays trop réac, accroché à un passé gloireux et révolu. C'était une marrante. Elle n'aimait pas non plus ses compatriotes qu'elle jugeait peu fiables. Aussi s'était-elle lancée dans une tournée européenne à l'instar d'une rockstar déjà bookée pour les cinq prochaines années. Elle finançait son apprentissage en posant pour des magazines lui avait-elle dit. Il pensait qu'elle racontait des conneries, mais il était vrai qu'elle avait un corps de rêve. Elle avait apprécié les Espagnols, mais c'était avant la crise. L'étape suivante allait être plus exotique puisqu'elle se proposait de tester les Russes. Elle plaisait à tous les copains de mon pote, et à tous les hommes qu'elle croisait en général. Il devenait fou de jalousie, mais elle ne s'intéressait qu'à lui, jurait-elle. Mon pote s'était éclaté avec sa grande voyageuse, et profondément attaché à elle. Il se demandait aujourd'hui si la conscience aiguë de la fatale éphémérité de leur relation, sa fragilité, la jalousie, ne lui avaient pas conféré une étiquette d'amour fou mais impossible quelque peu usurpée. Mais au moment où la fille a pris l'avion pour Saint-Pétersbourg, sans même lui proposer de l'accompagner ou de la rejoindre, il a chialé comme un bébé. Ils ont continué à se parler par téléphone. Mais ça ne faisait qu'accroître sa frustration. Il s'est écroulé lorsqu'elle lui a raconté ses aventures avec un joueur de foot de la réserve du Zenit, un espoir du foot ukrainien. Il a mis des mois à s'en remettre. Il a retapé sa troisième année et s'est tapé une voisine, une fille plus âgée qui lui a appris quelques trucs au lit comme le délicat mordillement des tétons et le sexe sans amour. Ça ne l'a pas beaucoup passionné, tout ça. Maintenant, il regrette d'avoir été aussi romantique, l'idée de l'amour transmise par la littérature et les films n'ayant que peu à voir avec ce que l'on trouve sur le marché des sentiments, m'affirmait-il.
Il a un temps erré de fille en fille. Avec certaines, il ne se passait rien, parce qu'il sentait qu'il n'y avait pas de profond feeling, disait-il. Il s'était pour ainsi dire résigné, croyant que le grand amour, on en rencontre un dans la vie. Et encore, seulement si on a de la chance. 
Il est tombé sur ce qu'il cherchait, un équilibre. La fille normale dont il ne deviendrait ni fou, ni jaloux, mais qui le calmerait. Au lit, c'était pas terrible, mais il pensait que c'était le lot de tout un chacun la trentaine passée. Et puis, il y avait le boulot de plus en plus prenant, les responsabilités avec l'âge, puis les mômes sont venus, les nuits sans sommeil, puis les activités, les week-ends à la mer, les vacances au grand air. Il ne voyait plus le jour. 
Lors d'un déplacement professionnel à Roubaix, on lui a flanqué une assistante, une stagiaire sous-payée. C'était le début de la crise et on embauchait des jeunes à tout faire, qu'on pouvait exploiter sans remords. Elle était sympa, drôle, consciente de sa condition et après quelques verres au bar de l'hôtel de la gare, ils ont fini la nuit dans son lit à une place. Il retrouvait ses vingt ans, moins l'insouciance que l'endurance. Il avait l'impression qu'il n'avait jamais éprouvé un tel pied au pieu. La fille l'a largué quand elle a compris qu'il était marié, avec des enfants et le crédit sur le dos. Il a morflé, ne touchait plus sa femme, s'est mis à picoler tous les soirs, à bâcler son travail, ne pensant plus qu'à la petite stagiaire de l'hôtel de la gare de Roubaix. Sa femme l'a poussé à voir un psy, craignant le burn-out. Quand il l'a envoyé promener, elle a demandé le divorce, la moitié de la maison et la garde des enfants. Elle a reconstruit sa vie avec un mec plus jeune, un con à moustache roulant en 4X4. Ça l'a flingué, mon pote. Il s'est inscrit sur un des sites de rencontres naissant. A multiplié les rendez-vous ratés, les coups d'une nuit, avant de craquer pour une femme mariée. Il est retombé sur son délire romantique d'amour impossible et s'est sacrifié plusieurs années, ne voyant plus qu'elle, une fois par semaine. Le mari a flairé l'entourloupe et a débarqué chez mon pote pour lui casser la gueule. Il a perdu pied une nouvelle fois, puis son boulot. La crise était déjà bien en place. A plus de 40 ans, il était un jeune senior et les indemnités chômage ont fondu au fil du temps. Il s'est retrouvé dans un studio de 14 mètres carré dans un coin sordide du 19e. 
Il m'a fait pitié et j'ai décidé de payer la tournée suivante. Il ne restait plus qu'un vieux couple d'alcoolos qui s'engueulait au fond de la salle et un acteur raté devant la porte, prêt à faire sa sortie. 
Mon pote m'a appris qu'il attendait les résultats d'un IRM. On soupçonnait une tumeur au cerveau et peut-être bien à un stade déjà avancé. J'ai pas trouvé de Ça alors qui vaille et je me suis contenté de lui taper sur l'épaule comme le ferait un vieux cow-boy avec son compagnon d'infortune dans un saloon sans femmes à l'étage et de la bière chaude au comptoir. L'acteur est parti et j'en ai profité pour parler du dernier métro. Il a compris, m'a dit qu'il ne buvait plus normalement, mais que là, tu comprends, puis m'a fait jurer de ne pas tomber amoureux, ni malade tout court et de baiser à sa santé dès cette nuit. Je me suis rendu compte qu'il ne savait rien de moi et je me suis permis un clin d'œil complice avant de m'éloigner vers la station de taxi. Avec ce que j'avais économisé en verres de mauvais vin, je pouvais me payer un tacot. Et puis, ça me permettrait de ne pas me casser la gueule dans les escaliers sans fin du métro comme la semaine précédente. Mais je n'ai pas fait deux pas que j'ai vomi à même le trottoir toute la vinasse et la tristesse de la vie de mon pote que je ne reverrai certainement jamais. La station de taxi était vide, j'ai attendu un moment, mais aucune voiture n'est apparue. J'ai regagné le métro. Le fait de m'être vidé l'estomac m'avait redonné mes jambes et j'ai descendu les escaliers sans encombre. J'aimais me sentir en vie. Demain, me promettai-je, faut pas que j'oublie de lire l'horoscope de la veille.

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