mardi 3 mars 2015

De la poésie, du suicide et des réseaux sociaux


 
Dans son dernier ouvrage, non encore traduit en français, un régal et une ruine personnelle en perspective, Juan Tallón évoque ses Livres dangereux. Je découvre ainsi, au fil d'une plume allègre, ironique, sujette aux digressions des plus réjouissantes, des auteurs jusqu'ici ignorés, voire inconnus. Parmi eux — passage lu hier soir, la poétesse argentine Alejandra Pizarnik et ses Journaux que j'espère me procurer au plus vite si je parviens à surmonter ma peur d'en tomber amoureux et de l'accompagner dans sa folie. Tallón y relève une entrée de 1962, désespérément absurde : «Ne pas oublier de se suicider». Elle s'en souviendra dix ans plus tard. Elle avait 36 ans. 
 
Ce matin, j'apprends qu'une avancée technologique aurait pu grandement aider l'Argentine, ou, au hasard, un Jean Eustache, si elle n'était arrivée si tard. Facebook vient en effet de lancer un kit anti-suicide. Chaque personne ayant vendu sa vie privée à cette entreprise multimillionnaire disposera désormais d'une icône spécial suicide située sous chaque message de leurs «amis». En cas de comportement douteux, comme c’est déjà le cas pour les posts liés à la nudité ou à la violence, le dépressif sera dénoncé par ses amis à la police du réseau, celle-ci se chargeant d'envoyer au contrevenant un message standard du style : «Salut, un ami pense que tu ne vas pas très bien et nous a demandé de jeter un œil à tes posts». Il sera par la suite invité à dialoguer, toujours virtuellement, avec un conseiller et pourra accéder à une liste de conseils. Gageons que nombre de clients seront ainsi sauvés.
 
Il y a quelque temps, un éditeur m'avait demandé de travailler autour du bulling scolaire en Amérique latine. M'avait alors été confirmé le rôle important des réseaux sociaux dans la détresse d'une certaine jeunesse. Tout y est amplifié, le désespoir et la solitude ne sont pas épargnés, en raison notamment de l'intrusion permanente, via les machines portables, dans nos vies, nos foyers, nos chambres à coucher et l'effet boule de neige de toute «info», créant le buzz, le harcèlement se poursuivant ainsi sans fin — l'une de mes filles en avait fait l'amère expérience peu avant. Et au cours de ce travail, j'apprenais que des cliniques entièrement dédiées aux dépendances technologiques voyaient déjà le jour dans nos sociétés de l'information.

« Il n'y a de progrès, de découverte, que vers la mort.  » Jacques Rigaut





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