vendredi 6 mars 2015

J'ai bien peur que, bientôt, si l'on n'y prend garde, bien entendu, on finisse par nous faire faire n'importe quoi



Hier midi, j'ai mangé un sandwich. Ça ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Le matin, j'étais dans mon ancien appartement pour le vider définitivement. Ça devait arriver depuis un moment. Mais je n'en trouvais ni le temps ni l'énergie. Et je n'ai pas de voiture. Même pas le permis. Une amie m'a proposé de me filer un coup de main avec sa caisse lundi. C'était l'occasion, hier, jour de repos, de mettre en carton les dernières affaires qui traînaient dans ce lieu désormais vidé de vie - à part ce cher canapé rouge. Et l'opportunité de beaucoup jeter. 
Je n'ai pas réussi à balancer les journaux et revues qui avaient eu à une époque la bienveillance de publier mes papiers. Il va bien falloir un jour que je mette sur une balance mon ego d'un côté et la place et la poussière que ça prend de l'autre. La maison est plus grande mais possède moins de rangements que l'appartement. Partant, elle ne peut contenir tout ce que l'appartement occultait. J'ai donc descendu des paquets de cahiers, dossiers, carnets, impressions, dépressions… Ce tri solitaire agissait en moi comme un coup de poignard dans le dos parfait, un de ceux qui enfonce l'outil jusqu'au manche. La tête de la douleur fut atteinte lorsque je mis la main sur une poignée de lettres d'amour. J'écris amour pour ne pas écrire misère affective. J'avais 20 ans, à peine plus, et j'attendais que tout le monde soit couché à la maison pour sortir un stylo et quelques feuilles et laisser ma diarrhée sentimentale souiller le papier, mes insomnies et mes victimes. J'ai retrouvé deux lettres adressées à Marie-Victoire. 1989, si je ne m'abuse. Le problème étant, j'ai eu beau chercher au moins cinq minutes, que je ne me souviens absolument pas de Marie-Victoire. J'ai lu les premières lignes de l'une de ces lettres et j'ai été foudroyé par la honte. Ce qui m'a rassuré, c'est que je l'avais en mains et qu'il était fort possible que cette missive tout comme sa copine n'aient jamais été expédiées. Une autre hypothèse étant qu'elles m'aient été renvoyées. J'ai subi dans ma vie nombre d'humiliations, mais je n'ai aucun souvenir de celle-ci. 
Deux autres lettres m'étaient adressées. Je n'en ai lu que deux lignes de chacune d'elles. L'une avait été écrite par une fille dont j'étais tombé amoureux pour la seule raison qu'elle s'était trouvé sur mon chemin. Je l'ai revue par hasard une vingtaine d'années plus tard et j'ai remercié le ciel et ma bêtise de n'avoir jamais pu établir le début d'un commencement d'histoire avec elle. L'autre provenait de ma prof d'informatique de la fac, une belle blonde de 15 ans mon aînée. Elle semblait répondre à mes courriers. Elle les avait appréciés et me proposait de nous voir. On est resté ensemble quelques mois. Je me souviens du France-Brésil de 1986 dans son studio du Marais. Un voisin kiné était passé à l'improviste, affirmant qu'il ne regardait jamais le foot, sauf les matchs importants, avant de filer aussi vite qu'il était apparu. Je n'avais pas eu le temps de lui expliquer que justement, si match important il y avait... Cette femme a aujourd'hui l'âge d'être à la retraite, ou déjà six pieds sous terre... J'ai déchiré ces lettres pathétiques aussi facilement que mes relevés de compte de 2005. 
Vers 13h, je suis parti à la recherche d'un rouleau de papier adhésif afin de fermer mes trois cartons. Impossible de retrouver celui que j'avais laissé la dernière fois, avec son dérouleur bien pratique, vestige de mon époque dorée de libraire. Dans la rue, je suis passé devant une boulangerie qui affichait une campagne étrange : un concours de selfies avec ton pain, tout naturellement intitulé "Coucou le pain !" J'ai stupidement pris la fuite sans prendre le temps de creuser la question. Je ne sais pas qui est derrière cette initiative egogastronomique. Une chambre syndicale quelconque certainement. Alors que l'intolérance au gluten frappe toujours plus de personnes, non pas par effet de mode comme on aimerait nous le faire croire, mais en raison des farines industrielles étouffées comme jamais par cette protéine, histoire de rendre les produits plus séduisants à l'oeil du consommateur, il est normal après tout que ça se mobilise en haut lieu pour redonner envie au peuple de manger son pain plus blanc que blanc. Et pour cela, quoi de plus sympa et cool que le selfie ? Je me demande parfois si les téléphones intelligents, à l'origine de cette pratique, n'ont pas été créés pour nous rendre encore plus ridicules, pour souligner davantage la part bêtement narcissique qu'il y a en nous tous, la normaliser. Comme le FN. 


Je me suis souvenu alors, dingue comme on perd vite ses habitudes, de la boulangerie libertaire et bio du quartier. Autogéré, proposant un service de troc de livres, des tarifs réduits aux "personnes en difficulté", comme on dit dans les médias, ce petit commerce à l'ancienne propose des sandwichs aux doux noms révolutionnaires. J'ai hésité entre le Louise Michel et le Bakounine, mais suis resté finalement fidèle au Malatesta. Fidèle étant, j'en conviens, un bien grand mot puisque, même lorsque j'habitais ce quartier, ayant pris le pli de peu consommer de blé, je ne fréquentais que par à-coups La conquête du pain. 
Le soir, malgré un estomac chamboulé par la facilité coupable d'avaler un sanwich le midi, je suis allé écouter ce prétentieux de Claro à la librairie Charybde, rue de Charenton. Ce libraire d'un jour s'est cru malin de présenter sept livres de femmes, cédant ainsi lâchement à la pression médiatique pseudo-féministe de la Journée de la femme, sous prétexte que les hommes n'aiment pas les femmes qui écrivent. Une fois son petit numéro terminé, je n'arrivais pas à m'extirper de la foule. Le lieu, agréable lorsque l'on y est seul ou, qu'à la rigueur, on y a suivi une femme, avait secoué ma misanthropie latente qui me poussait à une distribution généreuse de baffes. Je me suis retenu et au lieu de cela, pour me trouver une contenance, j'ai acheté deux livres. Dans la queue le venin, d'un certain Claro que j'ai fait dédicacer pour mon amoureuse. On ne pourra pas ainsi m'accuser, j'en riais presque, de ne pas aimer les femmes qui écrivent. L'autre livre était la lettre de Jana Cerna à Egon Bond que je n'achetais nullement pour son titre raccoleur et prometteur, Pas dans le cul aujourd'hui, mais parce que ce salaud de Claro sur son blog m'en avait déjà donné envie. C'est la dernière fois que je mets les pieds dans une librairie. Mes revenus minables me le requièrent constamment. Et il est temps que je cesse de leur répliquer par mes grimaces de vieil ado. 
Je devrais me contenter des lectures de blogs et de sites de football. Justement, en rentrant hier soir, je jetais un oeil sur un site espagnol de ballonpied, comme on dit dans le sud. Et qu'apprenais-je ? Que Karim Benzema, incorrigible bogosse, craquait pour une nouvelle vedette de selfies. Le texte qui l'accompagnait n'indiquait nulle part si cette charmante et intelligente personne souffrait d'une quelconque maladie coeliaque ou si elle était disposée à dire, elle aussi, Coucou le pain ! Du coup, je suis allé promener le chien de la fille de mon amoureuse. 


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