lundi 17 novembre 2014

Du cinéma et de la pluie

J'ai passé ce dimanche pluvieux en compagnie d'un cinéaste pauvre et sans boulot. On peut trouver meilleure occupation, mais ça faisait un moment qu'on ne se voyait plus. Il est resté cloîtré chez lui ces derniers temps, à maudire cette profession qui ne veut pas de lui, à se demander ce qu'il pouvait faire pour pouvoir continuer à exercer son métier. Pas la grande forme. 
J'ai ouvert une bouteille en rentrant, histoire de boire à sa santé et oublier un peu tant de malheurs.
Tout remonte à une dizaine d'années. Après un moyen métrage prometteur, primé, mon ami est contacté par un producteur qui cherche des sujets, des talents… classique. Il propose un projet, mais ça ne convainc pas. Il rebondit et évoque l'adaptation d'un roman. Le producteur lit le livre – ce qui, en soi, est déjà un exploit  – est alléché, mais demande à mon pote d'écrire un premier synopsis développé. Histoire de voir si le roman tient la route en termes de scénario, de tester mon copain aussi, de voir ce que le gars a dans le coffre. 
Il bûche donc quelques semaines à l'œil et pond son texte. Réunion, discussion sur quelques points, récriture et finalement, pourparlers avec l'éditeur à propos d'une option sur le roman. Le producteur est pauvre, comme tous les producteurs indépendants mais surtout pingre et roublard en affaires. L'option est ridicule si l'on considère qu'il s'agit d'un auteur ayant reçu un de ces prix littéraires si prestigieux pour la côte des écrivains. Vient ensuite la négociation du contrat d'auteur de mon ami. Ça prend des semaines. Et ça se signe sur la base du prix plancher en la matière : 15 000 euros. Pas terrible, mais par les temps qui courent déjà alors, on ne va pas faire le malin. Cette connerie, ce sera pour plus tard.
Mon pote ne se sent plus. Il est payé pour écrire son premier film. Il a une bonne base, un bouquin du tonnerre, du talent et l'espoir d'entrer dans la cour des grands. Enfin, ce dernier point, c'est surtout le producteur qui le caresse. L'éditeur a en effet glissé au passage qu'un immense acteur s'était intéressé à ce bouquin deux trois ans auparavant. Mon pote ne veut pas en entendre parler afin de se consacrer l'esprit libre à l'écriture mais le producteur, dépassé par des rêves de grandeur inespérée, remet régulièrement ça sur la table. 
Sur la base du long synopsis, mon copain obtient une aide à l'écriture d'une région. Il prend confiance. Et son temps. Car, en bon fils d'ouvrier, il aime le travail bien fait. Il a conscience aussi de jouer gros. Il n'a plus vingt ans, est séparé depuis peu de la mère de ses enfants, n'a pas une famille qui peut l'aider en cas de coup dur. Il a également une réputation d'emmerdeur par des activités journalistiques menées dans une autre vie et pense que certains l'attendent au tournant.
Il prend son temps aussi car il écrit seul et qu'il doit se documenter sur un ou deux points de son histoire, rencontrer des personnes qui l'aideront à ne pas faire d'erreurs grossières, à sortir des idées reçues... Mais le projet plaît toujours et obtient une aide à la réécriture d'une autre région. Cette fois, l'argent est destiné au producteur qui se rembourse l'avance octroyée à mon pote. Il sonde alors deux ou trois directrices de casting pour les rôles principaux. Sans savoir que l'ombre de l'énorme acteur plane sur le projet depuis le début, toutes sont unanimes pour estimer incontournable sa présence dans le film. Mon pote finit par obtenir le portable de l'acteur et parle directement avec Dieu, qui promet de lire et de le rencontrer vite. Le scénario lui est envoyé mais des mois vont passer sans aucune nouvelle de la star, injoignable, ingérable même par son propre agent.
Cela fait plus d'un an que le contrat a été signé et le scénario frôle l'obésité. Encourgé par le producteur, le cinéaste a trop chargé la barque. L'intrigue principale est quelque peu noyée par la réalité récoltée par mon ami. Le projet obtient tout de même une nouvelle aide, celle de la commission du développement du CNC. C'est au cours de la deuxième année d'écriture que le scénario semble assez mûr pour être déposé à la sacro-sainte Avance sur recettes. Verdict : le projet est ajourné. La commission souligne le défaut que le producteur aurait du voir venir : la documentation est trop riche et efface la trame du scénario, auquel sont trouvées beaucoup de qualités. 
Autre léger problème que le producteur n'a pas voulu voir venir : on ne tient pas deux ans avec 15000 euros. Mon pote a trouvé depuis quelques mois un boulot dans une librairie, histoire de bouffer et a l'impression d'être le vrai producteur de son projet, celui qui, par son travail de libraire, assure l'écriture et les réécritures. Et là, fabuleuse réplique du producteur : « Je ne suis pas ton employeur ! » Sidéré, mon pote demande une argumentation un peu plus poussée. Son non-employeur n'en démord pas : « Arrête de me parler d'argent. On avait un deal, je l'ai respecté. » Mon pote s'étonne de ne pouvoir parler argent avec un producteur et propose alors d'évoquer son contrat de réalisateur. Il demande une avance sur salaire afin de quitter la librairie et en finir avec la réécriture. Le producteur affirme qu'il est trop tôt pour parler de la réalisation, que le contrat dépendra du casting, et donc du budget du film. « Si on Bidule (le grand acteur), tu seras bien payé. Sinon, ce sera le tarif plancher d'un premier long. » Le réalisateur débutant s'enquiert des usages. Réponse sublime dudit producteur : « Je m'arrange pour que mes réalisateurs aient un bon chômage » Réponse de mon copain : « Je ne fais pas des films pour espérer avoir un bon chômage. » Son interlocuteur lui suggère alors de prendre son scénario et aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte. Le lendemain, le même type prend son courage à deux mains et se pointe chez l'agent de mon pote pour le persuader de faire revenir son poulain au bercail et, surtout, lui faire promettre de ne plus jamais parler d'argent.
De son côté, mon pote commence son parcours du combattant. En un peu plus d'un an, il rencontre une trentaine de producteurs : « Le principal paradoxe était que je démarchais pour un projet dont je n'avais pas les droits. J'ai mal mesuré l'investissement que ça représentait pour un repreneur : racheter les droits du bouquin, mais aussi rembourser le fric qu'avait dépensé mon producteur. Sans parler de ce que signifie pour beaucoup de gens un réalisateur qui quitte son producteur. J'avais déjà la réputation d'être un emmerdeur, ça ne m'a pas aidé. J'avais passé tellement de temps sur l'écriture que ça avait fini par être un très bon scénario. Ils étaient tous d'accord sur ce point. Mais sur le même texte, les réactions ont été insensées : du type qui n'aime pas les comédies à celle qui trouve ça trop noir, en passant par ceux qui trouvent ça très bien mais pas facile à financer, représentant trop de boulot pour espérer que le film voit le jour. » Tiens, j'ai déjà entendu ça quelque part
« J'ai perdu toute confiance en moi face à des gens incultes, suffisants, stupides. Ils voulaient savoir qui je connaissais, me faisant comprendre que je n'étais pas de leur monde, pas de leur réseau. » 
Comme on le sait, la crise frappe aussi l'édition, et le cinéaste-libraire est licencié. Les indemnités sont ridicules et vite épuisées. « J'ai cherché du boulot, mais va trouver quelque chose à l'approche de la quarantaine. J'ai lancé d'autres projets, mais aucun n'a vu le jour. Et malgré tout, je ne voulais pas lâcher ce scénario sur lequel j'avais tellement travaillé. Les cinéastes qui ont du lutter des années pour mener à bien un film sont légion. Cette histoire me tenait terriblement à cœur : sous couvert d'être un roman à l'origine, d'avoir été un écrite par un autre, elle parlait de ma relation avec mon père, mort quelques années avant... » Suit une période de dépression que le RSA ne parvient pas à dépasser. L'assisté devient infréquentable. Les nouvelles vont vite dans ce petit milieu. De jeune promesse, il est devenu un has-been sans même avoir été. Il a réalisé quelques petits films avec des gamins de banlieue sous forme d'ateliers, histoire de tourner, diriger des comédiens, monter… Mais il ne se fait plus d'illusions. Le train est passé, et on ne l'a pas laissé monter dedans. 
Sur le chemin du retour, je me disais que ce type d'histoire n'était certainement pas unique. Et je me demandais quel film français m'avait marqué ces dernières années. J'ai mis du temps à trouver. Les films de Kechiche, oui, avec leurs défauts. Et puis, ces films sauvages qui commencent à émerger à la périphérie des grandes villes. C'est un peu maigre. Mais c'est certainement dû à la manière dont les films sont produits. Je repense à Anatole Dauman, producteur de légende que j'ai eu la chance de croiser à la fin de sa vie. Il avait une formule assez drôle, mais juste il me semble : « Avant, les producteurs vendaient leurs meubles pour produire des films. Aujourd'hui, ils produisent des films pour s'acheter des meubles. »
Me revient en mémoire également cette blague que l'on raconte dans le milieu du cinéma : comment réussir à amasser une petite fortune en faisant du cinéma ? Réponse : en débutant avec une grosse fortune.

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