jeudi 30 juillet 2015

Sans queue ni tête




Sans les photos du frigo, je ne l'aurais pas reconnue parmi tous ces mômes dégueulés à l'heure des mamans. De maman, il n'y en avait pas pour Audrey. Elle avait dû y aller, à sa réunion à la con. C'était la baby-sitter qui était venue chercher la gamine. Je ne sais plus son nom. J'ai démarré dès qu'elles ont tourné au coin de la rue, en direction du square. J'ai vu Audrey avaler sur le chemin une de ses fameuses compotes en berlingot. Je n'ai pas vu si elle mangeait encore des Prince. J'ai garé la voiture en double-file, je savais que ça ne prendrait pas trop de temps. Je les ai retrouvées sur un banc, près d'un vieux bonhomme qui attendait la mort au soleil. Moi, j'étais vivant. Encore. J'ai appelé Audrey, je me doutais bien qu'elle serait heureuse de me revoir, on s'entendait bien, elle et moi. Elle s'est retournée et m'a regardé comme une môme incrédule devant un cadeau de Noël trop beau. L'autre conne de baby-sitter s'est levée, effrayée plus que surprise, son portable à la main. Qu'est-ce que Maria était allée lui raconter ? Je me suis approché et j'ai pris Audrey dans mes bras. Elle n'a pas résisté longtemps.
J'ai raconté n'importe quoi à la conne. Maria avait oublié de la prévenir, sa réunion avait été décalée, j'étais chargé de récupérer la môme et de préparer le dîner. J'ai ensuite sorti un biffeton payant largement les heures qu'elle aurait dû faire ce jour-là et elle a fait semblant de croire à mon histoire. Celle qui n'y croyait pas du tout, c'était Audrey, je l'ai senti tout de suite.  Elle avait assisté à des scènes pas très belles à voir, et les mômes, ça n'oublie pas.
- Qu'est-ce que tu vas faire ?, m'a-t-elle demandé sans que je sache ce qu'elle sous-entendait.
- Tu veux qu'on aille au parc ?
- Je viens de prendre mon goûter, j'ai peur de me sentir mal si je fais des jeux.
- Je suis là, il ne t'arrivera rien.
On a pris la voiture et on a filé au parc. C'est quand j'ai voulu l'aider à monter dans le manège qu'elle adorait que j'ai réalisé à quel point elle avait grandi. Pas grave. Elle s'est défoulée sur une poutre d'équilibre et les tourniquets. J'attendais sur un banc en sirotant une canette quand elle m'a appelé pour me montrer un truc. Putain, j'étais tellement bien là, au soleil, comme l'autre vieux. J'ai toujours été partagé entre deux sentiments avec cette enfant. Je l'aimais bien, j'étais content de lui apprendre des choses, l'emmener au musée, lui lire des histoires le soir, mais j'étais persuadé que sans elle, sans la pression de l'école, des devoirs, du père qui se manifestait de temps à autre pour faire chier, sans tout ce que ça représente un môme au sein d'un couple, je ne me serais jamais autant dédié à la bouteille, entraînant Maria avec moi, et je suis sûr que, sans la môme, Maria et moi, nous serions encore ensemble à l'heure qu'il est. Ce genre d'idées.
Elle voulait me montrer comment elle restait suspendue par les jambes aux barres métalliques, cochon pendu, et comment elle parvenait à se retourner. Ça, ça marchait moins bien. Je ne sais pas si c'était prévu au programme, elle m'a demandé de l'aide et en se remettant dans le bon sens m'a entouré le cou de ses jambes, impossible de m'en libérer. J'ai fait semblant d'étouffer et on a marché comme ça jusqu'à la sortie, elle se marrait bien.
Je lui ai proposé d'aller faire des courses au centre commercial. Je ne savais plus quoi faire pour la garder encore un peu avec moi. J'avais soif et je voulais lui faire plaisir. On a pris tout ce que sa mère refusait de lui acheter, faute d'argent ou pour de crétines questions d'éducation. Coca, gâteaux industriels, bonbons chimiques, chewing gums, elle avit droit à tout. Je venais de toucher mon chômage et je pouvais voir venir quelques jours avant que tous les guichets automatiques de la terre me rient au nez. J'ai pris de quoi tenir un siège question boissons. C'est là que le portable a sonné, dans le rayon des alcools blancs. Ça ne pouvait être que Maria. J'ai rejeté l'appel et on s'est pointés à la caisse. Je me demande toujours sur quels critères sont recrutées les hôtesses de caisse comme on les appelle aujourd'hui. Toutes aussi moches les unes que les autres. C'est sûrement une stratégie de l'ordre ultralibéral pour nous imposer sans regrets les caisses automatiques. On ne pleurera pas l'extermination de ces insultes effrontés à la beauté. On fera la queue devant des machines, et quand on trouvera le temps long, on s'en prendra à nos frères en assujetissement, cons de consommateurs.
Dans la galerie, Audrey s'est arrêtée devant une boutique de tatouage nommée Fatalitas. Les gens ne reculaient devant aucune occasion de s'installer dans le ridicule.
- Maman, elle veut pas que j'aie un tatouage.
- T'as envie, toi, d'être marquée comme on marque les vaches pour les reconnaître ?
Je n'avais pas trouvé meilleur argument alors je lui ai proposé de lui faire faire les trous dans les oreilles que sa mère lui avait promis quand on était encore ensemble. Elle n'en revenait pas.
- On fera la surprise à maman, comme ça elle dira rien pour l'enlèvement.
Je jure que jusqu'alors, je ne me rendais pas compte que ça pouvait ressembler à ça, cette parenthèse de bonheur improvisée. Elle me serrait la main comme si j'étais son père, pas un voleur, tandis que le gros barbu lui perçait les oreilles.

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