mardi 2 février 2016

¡ A las barricadas !



- C'était comment Barcelone ?
- Génial. Rien à voir avec ce que tu as connu.
- Qu'est-ce que tu en sais ?
- Ben, t'y es allé quand ?
- Peu importe…
- Si, dis-moi.
- Je ne sais plus. Vers 1991 ou 1992.
- Tu vois !
- Je vois quoi ?
- J'avais raison.
- Comment ça ?
- La ville que tu as connue au début des années 1990 n'a rien à voir avec ce qu'elle est aujourd'hui.
- Comment le sais-tu ? C'est la première fois que tu y mets les pieds.
- Tu te souviens si tu y étais avant ou après les Jeux Olympiques ?
- C'était quand ?
- 1992. L'été 92.
- Ça devait être avant, alors
- La ville a complètement changé avec les J.O. Tout le monde le sait.
- Donc, c'est sur un Tout le monde le sait que tu peux m'affirmer que je ne reconnaîtrai plus la ville aujourd'hui ?
- De nouveaux édifices, de nouveaux quartiers même sont apparus. La plage aussi, en pleine ville. Avant, il n'y en avait pas.
- Ah bon…
- Tu vois ?
- On en reprend une ?
- Vas-y.
- Je me souviens d'un roman de Vázquez Montalbán…
- Connais pas.
- M'étonne pas. C'était un romancier catalan très à la mode dans ces années-là, l'époque où j'étais libraire… Aujourd'hui, plus personne ne sait qui c'est.
- Il n'écrit plus ?
- Non.
- C'est peut-être lié à la transformation de la ville par les J.O. 
- Non, je pense que c'est plutôt lié à un arrêt cardiaque.
- Il est mort ?
- Oui, il y a une dizaine d'années. 
- Oh, je suis désolé.
- Il n'était pas de ma famille et puis, je te dis, ça remonte au début des années 2000. Si je m'en souviens bien, il est mort en Thaïlande, à l'aéroport de Bangkok.
- Ça sent le tourisme sexuel, ton histoire. Le mec a dû se lâcher sur place…
- …Non, c'est le cœur qui l'a lâché. Je ne sais pas ce qu'il foutait en Thaïlande, mais on a le droit de visiter ce pays sans y aller pour la baise légale de mineurs.
- Selon Houellebecq, Bangkok est un lupanar géant.
- T'as lu Houellebecq, toi ?
- Oui et non…
- On peut lire et en même temps ne pas lire Houellebecq ?

- En fait, j'ai acheté un ou deux de ses livres, comme tout le monde.
- Et tu ne les as pas lus.
- Non
- Comme tout le monde…
-
M
ais je l'ai entendu en interview…
- Tu fais quoi, là ?
- Je cherche Mort Montalban. Ça s'écrit comment ?
- Comme ça se prononce.
- Tiens, il est mort le jour de ton anniversaire.
- Ah oui ?
- Ah, non, il faisait escale à Bangkok de retour d'une tournée de conférences en Australie. 
- Quel âge avait-il ?
- 64.
- Il était un peu enrobé, adorait la bouffe et le pinard. L'épuisement de la tournée…
- …Ça va, il n'a pas fait une série de concerts…
- Il aurait peut-être dû. Regarde Mick Jagger, Leonard Cohen, Dylan et son Never Ending Tour, ça conserve, les concerts !
- Y'a peut-être des services sexuels à l'aéroport pour les escales un peu longues. Le type n'a pas le temps de visiter les bordels en ville mais peut demander une pipe dans la salle VIP.
- La salle VI Pipes ! T'es complètement fêlé ! Je te connaissais pas cette obsession pour le tourisme sexuel… T'es sûr que tu reviens de Barcelone ?
- Tiens, regarde !
- C'est quoi ? Ton billet sur ton smartphone ?
- Ben oui.
- Et ça marche ?
- Mais dans quel monde tu vis ?
- Je me le demande.
- Tiens, c'est drôle, je suis allé…
- …Ne dis pas C'est drôle avant de me raconter ton histoire, c'est super risqué et prétentieux.
- T'es con. Bref, je suis allé voir un spectacle.
- A Barcelone ? En Catalan ?
- Non, non, en espagnol. 
- En Castillan !
- Oui, voilà. 
- Un spectacle de quoi ? 
- Du stand-up.
- En espagnol ?
- En Castillan !
- Ouais, bon. Et alors ? T'as tout compris ?
- Bof, mais c'est pas ce que je voulais te raconter.
- Je t'ai forcé à me raconter un truc que tu ne voulais pas raconter ?
- Non, je voulais te parler de cette soirée, du théâtre, mais pas du spectacle en lui-même.
- T'as fait une rencontre !
- T'es con ou quoi ? J'étais avec ma femme.
- Et alors ? Tu aurais pu tomber sur une femme sublime qui s'ennuie dans son couple comme tu t'ennuies dans le tien. Comme dans une nouvelle de Tchekhov.
- Je ne suis pas dans une nouvelle de Tchekhov et je m'ennuie pas dans mon couple !
- Un peu quand même, non ? 
- Ça dépend des fois. 17 ans, ça commence à faire long…
- Bon, raconte plutôt ton histoire de théâtre.
- En fait, chaque dos de fauteuil de la salle est équipé d'une tablette…
- Le dos du fauteuil ?
- Oui, attends. 
- Je ne fais que ça.
- La tablette capte les expressions du visage du spectateur. Chaque rire est taxé 30 centimes.
- Hein ?!
- En fait, tu ne paies pas l'entrée mais tu paies selon le nombre de rires. 
- Heureusement que tu ne comprends pas le Castillan…
- Oui, je me demande si c'était pas du Catalan, finalement.
- Qu'est-ce que t'es allé foutre au théâtre alors que tu sais juste dire bonjour et une bière, s'il vous plaît ?
-
C'est le pote chez qui j'étais qui voulait m'emmener là, juste pour ça. Il m'a expliqué qu'en fait, lorsque le gouvernement a augmenté la TVA sur les tickets de cinéma et de théâtre – je crois qu'ils sont passés de 8 à 21% –, beaucoup de salles se sont effondrées, le public ne venant plus. Et ce théâtre a passé un accord avec une agence de pub qui sponsorise la salle, a équipé les fauteuils de tablettes…
-…Et se prend directement un pourcentage sur les rires des spectateurs
- Un truc comme ça, oui. 
- Et les gens trouvent ça normal ?
- Ben, quand tu tombes sur un mauvais comique, t'es content de ne pas payer cher. 
- Et quand tu te marres, tu te fous de ce que tu paies, t'as l'impression d'en avoir eu pour ton argent ! Malins, les mecs !
- Les gens, des jeunes en grande majorité, font des selfies pendant le spectacle pour montrer combien ils rigolent et jouent le jeu. Y'a une ambiance assez exceptionnelle.
- Je pense que ce monde n'a plus rien d'exceptionnel, partout nous sommes traqués, filmés, analysés, ciblés… Les grosses firmes ont pris le pouvoir sur les Etats et décident de ce que sera la vie des hommes. Il y a toujours un nouveau produit à nous vendre…
- C'est parti… T'en reprends une ?
- Sais pas. Ton histoire m'a donné la nausée. Il y a quelques années, quand j'ai lu Orwell, j'avais du mal à croire qu'on en arriverait là, aujourd'hui, c'est totalement dépassé.
- T'exagères, comme toujours…
- J'imagine que ces tablettes, reliées à l'agence de pub, recueillent non seulement tes expressions mais tout un ensemble d'infos te concernant à travers ta carte bancaire, les cartes de crédit étant devenues des cartes d'identité…
- Et alors ? On peut rien y faire. Il faut vivre dans ton époque, man ! T'imagines, si on faisait sponsoriser le gouvernement et que nos impôts soient calculés selon notre satisfaction ?
- Sur quoi se baserait notre satisaction ? Sur le nombre de migrants expulsés ? Le nombre de déchus de la nationalité ? Le nombre d'attentats déjoués ? Le nombre de communions nationales ?… Finalement, je vais en reprendre une. Ensuite, je rentrerai et je relirai Hommage à la Catalogne.
- C'est quoi ?

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