mardi 23 février 2016

Mine de rien



- C'est incroyable, tu me l'avais pas raconté !
- Elle tenait pas forcément à ce que tout le monde le sache.
- A moi, quand même, tu peux tout dire !
- C'est bien le problème...
- Alors, c'est comment chez lui ?
- Ecoute, de la rue, ça ne paie vraiment pas de mine.
- C'est quelle rue ?
- Je ne sais plus.
- Tu ne veux pas me le dire ?!
- Je te jure que je ne m'en souviens plus. C'est une rue très animée, vers Belleville.
- Tu savais que tu allais chez lui quand tu es arrivé ?
- Mais non, pas du tout.
- Raconte, allez.
- Si tu me laissais faire, ce serait déjà fini.
- On a le droit de poser des questions, non ?
- Une autre ?
- Non, je t'écoute.
- Je te demandais si tu en prends une autre...
- Ah oui, quelle question ! Donc, ça paie pas de mine... De l'extérieur, j'entends.
- Tu entres sous un porche, atterris dans une cour et là, tu te dis Putain, qui peut vivre ici ? Une cour d'anciens ateliers, baies vitrées XIXe...
- Je croyais que c'était le 20e...
- Siècle ! Je ne sais pas s'il y a des baies vitrées spécifiques au 19e arrondissement...
- Ouh là, je suis fait... On dit que c'est la dernière, hein ! Donc, t'en étais à la cour...
- Oui, j'ai l'impression de faire du surplace. Donc, la cour, les baies vitrées, des vélos, des plantes : on est chez les bobos ++.
- Plus plus ?
- Oui, comme on dit CSP++. On se dirige vers l'escalier indiqué par sms. Un code, on entre et là, sur le premier palier de l'escalier super bien ciré et entretenu, un citronnier.
- Et alors ?
- Rien. C'est pour te donner une idée du lieu dans lequel on se retrouvait. Y'a pas ça dans notre banlieue.
- Ou alors, t'y as pas accès.
- Possible. Bref, on s'en fout !
- C'est toi qui donne tous ces détails !
- Parce que tu me l'as demandé !
- Moi, je t'ai demandé de me parler de citrons ?
- Tu voulais savoir comment c'était...
- Oui, mais pas son escalier et ses citrons !
- C'est pour que tu te fasses une image, que tu t'imprègnes du lieu...
- Moi, je suis surtout imprégné de cette bière d'Abbaye... Mais vas-y, fais tes images... Donc, escalier, ça veut dire qu'y avait pas d'ascenseur ?
- Si, bien sûr, il y avait un ascenseur, mais on s'était dit qu'on était encore jeune et on a décidé de monter à pied, ça permet de voir à quoi ressemblent tous les paliers...
- Noooon...
- Et d'arriver essoufflé chez des gens que tu ne connais pas pour tenter ensuite de négocier le prix d'un fauteuil...
- Tu te fous de moi, là ?
- Evidemment qu'il n'y avait pas d'ascenseur ! C'est un petit immeuble de 3 étages, du temps où les ascenseurs n'existaient pas... Donc, on arrive au 3e, chez eux, et là, sur le palier c'étaient des affiches de films. En VO.
- Avec des sous-titres ?
- Des affiches de films en anglais, je voulais dire.
- Quoi comme films ?
- Des films français.
- Quel snobisme ! Des films français en anglais ! Quoi comme films français ?
- Des trucs que tu ne connais pas, des films de la Nouvelle vague...
- Les parfaits bobos, quoi...
- Tu vois : ça marche, les images...
- Les films un peu plus que les citrons, quand même !
- Donc, on arrive dans l'appartement, un duplex, et la femme qui nous reçoit, super sympa. L'appart décoré avec goût, pas Ikea pour un sou...
- J'imagine, avec le fric qu'il doit palper !
- Meublé aux Puces, pas au vide-grenier du quartier, tu vois ?
- A peu près.
- Elle nous dit qu'elle adore le fauteuil dont elle se sépare, mais qu'ils font comme ça, tous les trois-quatre ans, ils changent l'ambiance de leur appart'.
- Ben, tiens.
- Elle nous demande d'où on vient. Oh, Montreuil, on a hésité, nous aussi, entre Montreuil et ici...
- Tu parles...
- Je crois qu'elle était sincère. 
- Elle flatte le client. Elle t'appelle par ton prénom, je parie.
- Exact.
- Et lui, tu l'as vu ?
- Non. Il était à l'étage...
- Comment t'as su que c'était lui ?
- Comme tout le monde : gougueule.
- Dès que tu sors, tu cherches sur gougueule ?
- Non, mais on échange des mails pour convenir d'un rendez-vous et par le mail, t'as le nom de la femme. Et c'est ma douce qui, trop curieuse de savoir qui étaient ces gens, gougueulise le nom. Le lien est vite fait. Elle a dû faire pareil de son côté. Quand ma douce revient chercher le fauteuil, elle lui fait la bise comme à une copine, lui dit A très bientôt !
- Elle l'a bien négocié ?
- Pas vraiment, non.
- Mais tout se négocie sur le Bon coin !
- Elle n'a pas osé.
- Quoi ?!
- Le fait de savoir à qui elle avait affaire, ça l'a coupée net. Elle voulait pas avoir l'air de... Tu vois ? C'est la seule transaction parmi toutes celles qu'on a faites qui n'a pas été négociée. 
- "Toutes celles ?" Vous achetez tout sur ce site ?
- Oui, deux fauteuils, une banquette, un bureau, une lampe, un présentoir de cartes postales... Tu la connais, c'est une obsessionnelle, quand elle se branche sur le site, elle peut y passer des heures. Et à chaque achat, tu découvres des intérieurs, un univers dans lesquels tu ne serais jamais entré, des gens intéressants. Au point qu'elle tient absolument à organiser un "apéro-Bon coin" !
- Avec tous vos vendeurs ? 
- Presque tous, oui. Mais, je sais pas...
- Il viendra pas.
- Probablement, mais je te dis, je ne suis pas...
- ...T'imagines : il se pointe, tu découvres un mec super sympa, tu revois ton jugement sur lui, et là il se fout au piano et toute la soirée t'assomme avec ses chansons ! Le cauchemar !
- Oui, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée, cet apéro...
- Et tu l'utilises, ce fauteuil ?
- Oui, il est pas mal.
- Et ça te gêne pas de te dire qu'il a dû lâcher des caisses dessus ?
- T'as jamais beaucoup aimé la chanson française, toi...


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