- Arrête de me regarder !- J'adore ça.- Moi, pas !
- T'aimes pas me regarder ?
- Je n'aime pas quand tu me regardes ! En plus, ça me déconcentre et je ne peux plus lire.- Je te trouve magnifique, c'est tout.- N'importe quoi, je suis toute moche !- Pas du tout !- J'ai le visage plein d'huile !- Et alors ?- Avec des lunettes !- Elles cachent tes poches sous les yeux...- Tu es horrible !- Toi aussi. En fait, je te regardais en me demandant pourquoi j'avais choisi de vivre avec une femme aussi affreuse.- Personne ne t'y oblige.- C'est vrai ?- Nous ne sommes pas mariés.- Tu as raison.- Quand les problèmes d'humidité seront réglés, on met la maison en vente et chacun va vivre de son côté.- Bonne idée. Je te vois bien avec ta fille, le chien et le chat, dans un studio.- Tu t'en ficheras. Tu auras refait ta vie dans le sud, ou en Espagne.- Ah oui, c'est vrai. Jusqu'à quel âge peut-on refaire sa vie ?- Essaie, tu verras bien. Je peux reprendre ma lecture ?- Tous les jours, je mesure ma chance.- De quoi tu parles ?- De vivre avec toi.- Tu parles...- C'est vrai.- Un jour, tu tomberas sur une fille, plus jeune, avec plus de seins, sans lunettes et sans poches sous les yeux, qui se couche sans se couvrir le visage d'huile...- Possible. J'en ai connu quelques unes qui correspondent à ce tableau.- Tu vois ? Ça peut donc arriver de nouveau. On n'y peut rien, c'est comme ça.- La vie ?- Les hommes !- Et les femmes, c'est comment ?- Elles restent seules, après un certain âge.- C'est scientifique ?- Non, tragique !
- Tiens, je n'avais pas pensé à ça...
- A quoi ?
- Au fait que tu étais la femme la plus âgée avec laquelle j'avais couché.
- Tu es monstrueux !
- Non, c'est un fait.
- C'est parce que tu as toujours été avec des filles plus jeunes que toi !
- Pas forcément. Quand j'étais avec des filles de mon âge, voire plus âgées, j'étais plus jeune, tout simplement.
- On a 5 ans d'écart ! Et quand on s'est connu, j'étais encore jeune.
- Mais c'était il y a longtemps, donc, forcément...
- Tu es affreux ! J'ai de plus en plus la nostalgie de mes années de fac. J'étais jeune, jolie, légère... J'aimerais tant y revenir.
- La science fait des progrès. On va vivre de plus en plus vieux. Mais revenir en arrière, je ne crois pas que ça arrive un jour.
- Il faudrait, pourtant ! Si tu m'avais connue à cette époque-là...- L'âge n'a aucune importance, je te taquinais.
- Tu dis ça aujourd'hui...
- Je t'aime et te désire aujourd'hui comme je t'aimais et te désirais il y a huit ans. De plus, tu sais bien que tu ne fais pas ton âge.- Si, malheureusement.- Quand d'autres te le disent, tu es toute contente, lorsque c'est moi, tu ne me crois pas.- Ça, c'était avant. J'ai l'impression d'avoir pris 10 ans depuis que nous sommes dans cette maison.- A cause de l'humidité ?- Pas seulement !- Ça coïncide peut-être avec une période de la vie durant laquelle on vieillit tout à coup.- C'est affreux. Mais, toi aussi, je te vois vieillir.- Donc, tout va bien.- Non, les hommes, c'est pas pareil. A 50 ans, ils peuvent encore séduire des filles plus jeunes, être père...- Pour ma part, c'est fait, tout ça...- Tu m'énerves : tu as tout fait !- Tu devrais être rassurée : moi qui ai tout fait, comme tu dis, je choisis de rester avec toi.- Un jour, tu en auras assez.- De tes angoisses ?- Bon, je peux reprendre ma lecture ?- C'est ce qui pourrait me faire partir.- Que je veuille lire ?- Non. Que tu aies peur que je parte et que tu ressasses ça sans cesse.- Je ressasse sans cesse ?- Un peu, oui.- Tu crois que tu ne ressasses pas ? Tout le monde ressasse. Je suis certaine qu'il y a bien pire que moi !- Possible, mais c'est avec toi que je vis.- Je peux finir ma nouvelle ?- C'est La Dame au petit chien ?- Je n'y suis pas encore arrivée.- A quoi ?- A La Dame au petit chien !- Je croyais que c'était celle-ci que tu voulais lire.- C'est un recueil, je le lis du début à la fin- Et alors ? Elles te plaisent, ces nouvelles ?- Pas toutes.- Laquelle lis-tu ?- La Pharmacienne.- Je ne m'en souviens plus, j'ai lu ça il y a des années...- Ecoute : « Les maris, c'est une engeance si ennuyeuse qu'ils feraient bien de dormir tout le temps... »- Bonne nuit, alors.- Tu ne lis pas ?- Non, je vais ressasser.
mardi 9 février 2016
Too late blues
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