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Fred G. Korth via Undr |
Quand j'ai débuté, on travaillait dans le même service. Sandra était un peu différente des autres, jouait dans une fanfare, prenait des cours de chant, s'intéressait à tous types de musiques, au cinéma, et même, un peu, à la littérature... Elle m'a expliqué les rouages du bureau et n'a pas tardé à me raconter sa vie. Un père absent, une mère dépressive et un mariage raté. Très jeune, elle avait rencontré un musicien, un biker fan de Harley, s'était mis à la colle des années, puis une fois mariée, n'avait pas tardé à comprendre que son homme ne grimpait pas seulement sur sa bécanne quand il filait avec ses potes en virée Hell's Angels revival. Divorce douloureux, dépression, les effets personnels placés à droite à gauche et Sandra condamnée à la coloc, la sous-loc, la chambre de bonne.
J'aimais bien cette fille qui avait le goût de la fête, des sorties entre copines, et ne comprenais pas comment elle parvenait à ne pas faire de rencontres. A 32 ans, elle commençait d'ailleurs à se désespérer, sa chère perspective de parvenir à fonder une famille fondant avec le temps qui passe. Les sollicitations ne manquaient pourtant pas, mais la plupart émanaient d'hommes mariés, de fêtards alcooliques et navrants ou de très jeunes garçons formatés fantasme MILF, ou encore d'un collègue de travail. C'est de ce dernier que Sandra se rapprocha finalement. Dessinateur frustré, la quarantaine bien entamée, Philippe traversait également une passe délicate, celle d'une séparation d'avec la mère de sa fille obèse. Il traînait avec emphase son désespoir qu'il tentait, une fois l'objectif de séduire la belle en tête, de cacher derrière un humour de collégien boutonneux – il s'était d'ailleurs laissé pousser une barbe destinée à cacher son anachronique acné. Deux souffrances ne font jamais qu'une grosse souffrance quand elles s'unissent, mais elles peuvent se tenir chaud, se donner l'illusion de la rotation de la fameuse roue de la chance. Ils ne tardèrent pas à officialiser leur idylle aux yeux de tous leurs collègues qui, même pour les moins éveillés, se doutaient de quelque chose. Sandra quitta sa sous-location du 14e arrondissement et Philippe ses maman et mamie grabataire chez qui il s'était installé lors de la mise en vente du petit pavillon conjugal.
Ils trouvèrent un petit appartement à la sortie de la ville, à dix minutes du bureau. Sandra récupéra quelques uns de ses meubles et Philippe sa fille une semaine sur deux. Mais la cohabitation se révéla rapidement difficile. Encore trop à vif, lourd et maladroit, Philippe était incapable de partager les moments consacrés à sa fille qui, de son côté, continuait à prendre du poids. Quant aux jours sans sa fille, Philippe avait appris à les négocier avec un pack sous la main. Sandra comprit qu'il n'avait pas d'amis réels et que son blog dérisoire de dessinateur raté et conscient de l'être était, avec la bière, Facebook et ses amis virtuels, ses seuls centres d'intérêt. Et lorsqu'elle tentait d'évoquer l'idée d'agrandir la famille reconstituée, elle trouvait face à elle un père exclusif, pour qui seule sa fille comptait.
La dépression laissait la place à la déprime, à la résignation. Sandra était presque jalouse de la relation de Philippe avec sa fille. Elle continua à sortir avec sa bande de copines, les concerts avec la fanfare et à chanter aux fêtes municipales de sa banlieue d'adoption. Immanquablement, lorsqu'elle rentrait à la maison, elle retrouvait Philippe collé ivrement à son ordinateur et ses cannettes. Ils se séparèrent à peine quatre mois après leur mise en ménage. Il retourna chez maman et mamie encore plus mal en point et j'aidais Sandra à trouver une mansarde hors de prix, rue de Rome. J'essayais à cette époque de passer quelques moments avec elle, la plupart de ses amies étant moins sentimentalement infortunées et peu disposées à faire face à l'échec de leur copine. Je n'ai jamais réussi à parler franchement avec Philippe. Je sentais en lui une hostilité à mon égard, comme s'il voyait en moi un rival.
Philippe prit soudain la décision de changer de travail. Son ex-femme lui suggéra l'idée de remplacer un prof de physique dans un lycée privé de la capitale. Il accepta à contrecoeur, uniquement motivé par la certitude de ne plus croiser Sandra. Il ne prit pas le risque de quitter son boulot mais opta pour un congé sans solde. La préparation des cours, la fréquentation d'adolescents véritablement boutonneux, les trajets en RER eurent raison de son nouvel élan et il démissionna deux mois après sa prise de poste pour revenir au bureau en rasant les murs et en évitant de croiser le regard de Sandra.
L'être humain étant ce qu'il est, Philippe trouva le courage d'envoyer un sms à Sandra, s'excusant de son attitude, promettant qu'il avait changé et qu'il ne pouvait se passer d'elle. Elle comprenait d'autant plus qu'elle avait repris sa vie de célibataire malheureuse et dépressive. Elle l'aimait bien, ce Philippe, malgré son pantouflage caractérisé et cette inaptitude forcenée à mener la vie d'un homme de son âge et à accepter les responsabilités qui en découlent. Ils parlèrent beaucoup à cette époque. Et entre deux mises au point, ils se mettaient au lit. Philippe élabora un projet a première vue un peu fou, celui de faire construire une extension à la maison de sa mère. Il avait touché sa part de la vente du pavillon et avait parmi les connaissances de son ex un architecte prêt à étudier le projet. Les travaux débutèrent et entrèrent tout juste dans l'enveloppe qui leur était consacrée. Naturellement, Sandra quitta sa mansarde et s'installa dans cette étrange verrue dénaturant la belle meulière de la mère de Philippe. Ils prirent un chat, le temps de mettre en route le bébé, condition sine qua non imposée par Sandra pour leur retour à la vie commune.
Philippe savait ce que représente l'arrivée d'un enfant dans le quotidien d'un couple. Mais peut-être ne faisait-il pas semblant d'adhérer au bonheur affiché par sa compagne. Lorsqu'ils durent annoncer leur réussite aux collègues, deux bouteilles de champagne Leader Price furent débouchées au bureau.
Je ne sais pourquoi, dès lors, Sandra m'évitait. Sentait-elle mon appréhension sur l'avenir de sa petite famille ? Elle ne voulait pas transmettre de pensées négatives à l'enfant qui se développait à l'intérieur d'elle et n'acceptait aucune réserve de qui que ce soit. Je me tenais sans mal à l'écart, incapable de cacher autrement ma consternation.
Lorsque Jade est née, j'ai fait comme tout le monde en participant au cadeau commun et en félicitant les heureux parents. Durant son congé maternité, Sandra passait parfois au bureau, fière de nous montrer le trophée. Elle avait pris le dessus sur un destin trop sombre et ne pouvait contenir son enthousiasme. Elle est revenue travailler une fois la place en crèche assurée. Les horaires furent aménagés pour les deux parents comme la loi le permet. Ils se relayaient qui pour emmener Jade, qui pour aller la chercher. Malgré l'absence d'un loyer ou d'un prêt à rembourser, ils supportèrent difficilement la réduction en conséquence de leur déjà faible salaire. La fatigue, la limitation des loisirs et sorties, les tensions créées par le manque d'argent, la maladie puis l'hospitalisation de la grand-mère voisine, finirent par rendre la vie moins positive.
Hier, Sandra m'a proposé de prendre un verre après le travail. A peine assis au fond du café de la gare, elle a fondu en larmes me décrivant son existence morne et présentant selon elle encore moins d'avenir que la vie qu'elle m'exposait il y a quelques années, peu après notre rencontre. Philippe avait repris ses habitudes, regrettait presque d'être père de nouveau, se sentait dépassé, éternel enfant. Je n'ai su quoi répondre, me remémorant secrètement mon pressentiment. J'ai tenté de la réconforter, la persuader de la banalité de ces moments cafardeux lorsque l'enfant paraît, tout un tas d'âneries auxquelles ni elle ni moi ne croyions. Elle s'était trompée, elle en était certaine. Ces jours derniers, elle venait de comprendre ma réserve lorsqu'elle avait à nous tous fait état de la deuxième chance qu'elle accordait à Philippe. Elle me reprochait à mots à peine couverts de m'être comporté alors comme un simple collègue et non comme un véritable ami. J'ai eu envie de lui rétorquer qu'elle était adulte et la seule capable de mesurer au mieux la nature de sa relation avec Philippe, mais je m'en suis abstenu. Déjà elle se levait, son thé à peine touché, la corvée des courses au supermarché lui revenait ce soir-là. Ça m'arrangeait : il était déjà tard et j'avais promis à ma femme de m'occuper du chien tandis qu'elle passait la soirée avec de vieilles amies de la fac.
Fred G. Korth, gelatin silver, je découvre, c'est très bien. Mais revenons-en au texte.
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