Depuis trois jours, je marche sans canne. Et, à mon grand
étonnement, je n’ai pas peur. C’est le chien de ma sœur qui m’a redonné
confiance. Je vois ça comme ça. Elle me l’a confié, j’ai bien compris, pour que
je me sente moins seul. Enfin, c’était surtout pour me forcer à sortir de chez
moi. Et elle a gagné. Je ne l’ai pas remerciée. Je ne sais pas si je dois le faire. Ces derniers
mois, je me laissais aller. Et enfermer. Je m’étais remis à la picole, je
pouvais passer des journées entières sans me lever, sans mettre le nez dehors. Pourquoi
je serais sorti ? Pour voir leurs gueules à tous ces cons ? J’avais l’impression
que j’avais eu ma dose. J’en ai vu du monde. J’ai toujours été parmi les
hommes. Ma sœur aimerait aussi que je me coupe les cheveux, mais ça, non, c’est
ma personnalité, ma marque de fabrique. Je me renierais si je le faisais. Du
temps de ma splendeur, les filles adoraient mes cheveux longs. Qu'est-ce que j’en
ai tombé. Ça défilait à l’époque, je peux te dire. Il y en a une qui est
restée un peu plus longtemps. La seule qui s’est accrochée. Tiens, je n’avais
jamais fait le rapprochement, c’est bien de parler, ça faisait longtemps. Je pensais accrocher et
décrocher. Elle, Daphné, elle s’appelait, c’est la seule qui s’est accrochée
pour essayer de me faire décrocher. Elle et ma sœur, mais bon, ma sœur, ça ne
compte pas, elle a toujours été là, comme je te disais. Ça te dérange pas si je
te tutoie, tu m’es sympathique. Et puis tu pourrais être mon fils. Que je n’ai
jamais eu. J’ai jamais voulu en avoir. Une fois, j’ai failli, par accident mais
la fille, tiens, je ne me souviens plus de son nom, elle a décidé de ne pas le
garder, vu la vie que j’avais. Isabelle, peut-être. Les filles de cette
génération s’appelaient toutes Isabelle. Ça se porte encore, non ? Oh, j’en
sais rien, à vrai dire, je suis un peu coupé du monde depuis des années, depuis
mon accident. Cinq mois d’hosto, quatre opérations. J’ai remarché qu’au bout d’un
an et demi. Et là, depuis trois jours, plus de canne. A cause du chien. Je
tiens la laisse et ça me rassure. Il est pas méchant, pas difficile. Je le sors
quand je veux. Quand j’oublie, il se met devant la porte et je comprends. Ça devait
faire un mois et demi que je l'avais quand j’ai décidé de laisser la
canne à la maison. Au début, je la prenais. Mais c’était pas commode. Des fois,
ce con, il tire, quand il voit un autre chien ou un truc à bouffer, et avec la
canne, c’est dangereux. Et puis, je te dis, depuis trois jours, je marche.
Evidemment, pas comme avant, mais sans la canne. Avant, j’étais un athlète. Je
n’avais pas le corps d’aujourd’hui. Tu ne m’aurais pas reconnu. Un peu comme,
tu sais, cet acteur de Scorsese, dans Taxi Driver. Keitel je sais pas quoi.
Ben, j’étais comme ça, avec mes cheveux longs, torse nu, des pantalons un peu
larges, du genre treillis, fallait pas me chercher. Je te dis, les filles
étaient folles. J’étais un leader. J’avais toute une bande avec moi, on en a
fait des conneries dans ces années-là. J’ai jamais travaillé. Sauf à la fin. Je
dis la fin, mais je suis encore vivant, plus que jamais, plus que ces dernières
années en tous cas. L’héro a tué tout ça. Mais je regrette rien. Je me suis
bien marré. Je me suis éclaté, comme t’as pas idée. Je me suis piqué durant plus de dix
ans. J’ai tout essayé. Ce que j’aimais, par-dessus tout, c’est être dans une
chambre avec une fille, ou même seul, avec un bon disque de jazz et planer des
heures entières. Le jazz, qu’est-ce que j’ai aimé ça. J’aurais aimé savoir
jouer d’un instrument. Mais à l’époque, la mode, c’était le rock, la pop, évidemment,
j’en ai écouté, j’en ai fait des concerts, mais ce qui me faisait vraiment
triper c’est le jazz. Lester Young. Miles. Ornette Coleman. Chet Baker… J’ai plus mes vinyles. Des microsillons on
disait de mon temps, des 33 tours. J’ai tout perdu. Mes bouquins aussi. Ce que
j’aurais aimé, c’est écrire. Mais j’avais pas assez de discipline. J’ai écrit un peu
de poésie. Mais les textes plus longs, un roman, ou même une nouvelle, j’y suis jamais
arrivé. Je tenais pas plus d’une heure assis devant une machine à écrire, trop dispersé dans ma tête. Je
trouvais tout nul. Il fallait que je sorte, que je retrouve mes potes, qu’on s’arrache
la gueule, qu’on se fasse sauter la tête. J’ai frôlé la mort souvent. Pas
seulement avec cet accident dont je t’ai parlé. Le
Sida, j’en ai vu des copains, des filles en crever. Pas moi. Je suis passé à travers. C’est un miracle.
On faisait pas gaffe à l’époque. On se refilait les seringues, y’avait aucune
hygiène. Bibi et Keith Richards, même combat. Je ne crois pas en Dieu. Mais
en repensant à ça, je me demande si je n’ai pas eu un ange gardien. Il m’a
quitté depuis un moment, je dois dire, mais tant qu’il était là… Notre époque,
les mecs comme moi, les rêveurs, les utopistes, comment on pourrait dire, les marginaux, elle les élimine sans pitié. Tu sais quand j’ai tout perdu, je me
suis retrouvé à dormir dans le bois de Vincennes. Là, j’ai découvert un autre
monde. J’ai compris comment la société gérait l’exclusion, tout y est organisé.
On nous file une tente, des toilettes sont aménagées, c’est dans le sous-bois,
à l'abri des regards des promeneurs. Là, on est tolérés. En centre-ville, on fait
tache. On ne nous accepte pas. Pourtant, j'ai connu comme ça des types formidables ! C'est encore pire aujourd'hui, sans aucun doute, ce monde me dégoûte. Moi, c’est ma sœur qui m’a sauvé. Elle m’a
retrouvé, ça faisait des mois que je vivais là. Elle s’est occupée de tout :
mon dossier pour un logement, un RMI, RSA aujourd’hui, des aides, j'ai eu un petit boulot de jardinnier, employé municipal, et puis, l'accident, et voilà,
depuis, je vis dans un studio à 58 balais, j’ai l’air d’en avoir 80 des fois,
mais je regrette rien. Sans ma sœur, je crois que je serais plus là. Y'en a qui ont pas eu ma chance. Faut que
la remercie pour le chien. On en reprend une autre ? C’est le Ministère de
l’exclusion qui paie sa tournée !