mardi 27 octobre 2015

Les vieux copains


J'avais vu Pascal pour la dernière fois l'an dernier, aux mêmes dates, une sorte de rituel nous réunissant depuis quelque temps pour un modeste déjeuner autour de nos anniversaires respectifs - nous sommes nés à quatre jours d'écart. J'ai hier proposé de nous retrouver aux Longs quartiers, nouveau nom d'un café que fréquentait mon père et ayant changé maintes fois de propriétaire. Les dernières années de sa vie, mon père les a d'ailleurs passées dans une chambre, au-dessus de l'établissement autrefois tenu par le gros Guy Roudière - j'oublie parfois ce que j'ai fait la veille mais ce nom et la physionomie de celui qui le portait ne m'a pas quitté depuis l'enfance. J'y suis souvent allé chercher mon père, qui parfois ne s'y trouvait pas. C'était dans ce bar également que nous allions téléphoner ou nous nous faisions appeler avant de faire installer le téléphone vers 1982. C'était un bistrot de quartier, d'habitués, de pochtrons, on y jouait au 421, aux cartes, au billard ou au flipper. Je n'ai pas le souvenir d'un baby-foot. On buvait du Pastis, des ballons de rouge, des diabolos menthe pour les gamins, mais pas de Caïpirinha, la mode des cocktails n'ayant pas encore atteint les quartiers populaires. On n'y déjeunait pas non plus, peut-être des sandwichs avec le pain de la boulangerie d'à côté et la charcuterie de la boucherie d'en face - boutiques disparues depuis bien longtemps. Les Longs quartiers est l'ancien nom de cette zone anciennement maraîchère, puis industrielle et désormais gentrifiée. Les petites maisons ouvrières du bas-Montreuil se monnaient à des prix obscènes depuis quelques années et l'on déterre au passage les anciens toponymes.
En passant devant chez ma mère, qui habite encore la maison dans laquelle j'ai grandi, je l'ai aperçue à sa fenêtre, en pleine discussion avec l'un de mes neveux. J'avais peur d'être en retard, je lui ai promis de passer après le repas. J'étais en avance. On m'a collé dans un coin de la salle où jadis trônait la table de billard. Une dizaine de tables étaient occupées, comme dans la salle de devant. Le lieu semble devenu incontournable dans le quartier. L'occupent des employés des bureaux des alentours, quelques étudiants de l'école des bâtiments et travaux publics, plus vraiment d'habitués... Le rideau y tombe tous les soirs à vingt heures. Il faut savoir vivre avec son époque. Ou se taire. Je n'en rajouterai donc pas.
Pascal s'est pointé avec cinq minutes de retard. Il a toujours eu du mal avec l'exactitude. Nous nous sommes rencontrés en classe de troisième et vite rendu compte que nous étions nés à quelques jours d'intervalle. 35 ans de fréquentation et Pascal se plante encore sur la date de mon anniversaire, m'appelant la veille ou le jour d'après. Je m'y suis habitué et prends virtuellement les paris du plantage à venir lorsque le jour fatidique approche. Je gagne à tous les coups. Je suis trop fort. 
C'est Pascal qui m'a initié au cinéma. Je repensais à cela lors de la mort de Chantal Akerman. Dans sa chambre de jeune homme, une affiche de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles faisait office de crucifix, au-dessus de son lit. Il m'avait parlé longuement de ce film dont l'existence même me paraissait invraissemblable. 3 h 30 du quotidien d'une femme de quarante ans où il ne se passe rien, avais-je retenu. Le film était difficile à voir. La vidéo, et encore moins le DVD ou le téléchargement, n'existaient pas et il fallait attendre une programmation à la cinémathèque pour avoir une chance de le voir. J'ai toujours raté celle-ci. Je ne sais pas pourquoi j'ai préféré une expérience similaire, quelques années plus tard il est vrai, avec La Maman et la Putain. Les grandes oeuvres impressionnaient plus qu'elles n'excitaient le fils de pas grand-chose que j'étais. J'avais peur de ne pas les comprendre, ne pas en saisir la portée, me sentir con. Le même phénomène se produisait pour les autres arts, et la littérature n'y échappait pas - encore aujourd'hui, j'ai de côté, physiquement ou sur une liste, un classique ou un incontournable à lire, dont je repousse la découverte, bêtement certainement, mais on ne se refait pas, pas encore... Fort heureusement, il y eut des exceptions. Par la marge. Eustache oui, mais aussi Bobovnikoff. C'est Pascal qui m'a révélé ce nom, en me parlant de Peter Handke et de Wenders. Pascal volait quasiment tous ses livres, je l'ai imité, puis dépassé, c'en est devenu une maladie. Emmanuel Bove, je pouvais le toucher, Mes Amis n'était pas bien épais, plutôt facile à lire, et le personnage proche de ce que j'aurais pu devenir. Ma Bovbsession. J'ai dû tout lire de Bove, tout ce qui glissait dans la poche de mon imper. 
Pascal ne lit plus aujourd'hui. On ne parle plus de littérature. Plus je me noyais dans les textes, plus il s'en éloignait. Nos vies se sont séparés progressivement. Nous avons grandi, sommes devenus un peu plus sérieux, avons eu des enfants, tout en cherchant constamment à échapper à certaines obligations, à la fuite du temps... On a parlé un peu cinéma. J'ai évoqué le film de Maïwen, vu la veille avec ma chérie, loué ses qualités, regretté ses manques. Il m'a parlé de son fils, un glandeur comme lui à son âge, passionné par le cinéma, plutôt Scorsese, De Palma, Leone que, comme son père, Godard, Eustache, ou Lelouch - l'un des dadas de Pascal. L'autre dada de Pascal, c'est justement les dadas. Fidèle à lui-même, il avait en mains hier, puis posé sur la table, le seul journal qu'il n'ait jamais lu, Paris-Turf. Il a tenté de m'y intéresser également, mais, après quelques courses et d'impayables ambiances humées, j'optais sans hésitation pour la fréquentation de mes contemporains dans l'obscurité et la tranquillité des salles de cinéma. Et puis, je n'ai jamais beaucoup aimé le jeu. Le hasard, justement, a voulu qu'il y a peu, Pascal était aux toilettes et feuilletait une espèce de guide des 100 films à avoir vu avant de mourir. Il était tombé sur l'article à propos de Jeanne Dielman, s'était demandé s'il n'en avait pas une copie qu'il pourrait montrer à son fils, avait cherché dans sa large collection (Pascal est brocanteur et récupère sur des foires des DVD à prix dérisoires) et trouvé ! Le lendemain, il apprenait la mort de la réalisatrice belge. Je lui ai confié avoir voulu écrire à ce sujet, parler de lui, d'Akerman, de l'affiche, et de ce film que je n'avais jamais vu. Tu écris ? m'a-t-il demandé. Oh, rien du tout, des conneries sur mon blog. Pascal était étonné d'apprendre que j'avais créé un truc pareil - moi, de ne pas lui en avoir parlé l'an dernier - mais ne m'en a pas demandé l'adresse. Vieux jeu, Pascal fréquente peu internet, manipule mal l'informatique dont il n'a jamais eu usage dans son boulot et confie la moindre recherche à l'un de ses fils. 
Il y a dix ans, on lui a diagnostiqué une tumeur à un testicule. Il a affronté les traitements, l'ablation, la prothèse, la convalescence et une nouvelle vie avec grande dignité. Je ne crois pas en être capable. Je lui ai parlé de mes soucis de santé qui durent depuis plus de deux mois, mais ne lui ai pas confié que l'idée de décider seul de ma fin m'a occupé l'esprit et les nuits d'insomnie macabres ces derniers temps. Avoir le suicide à portée de main me rassure. Je refuse cependant de penser que ce fut peut-être notre dernier déjeuner. Et toute autre pensée morbide. On verra. En attendant, je rêve d'îles lointaines et ne dois pas oublier d'appeler mon vieux copain demain. 



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