vendredi 9 octobre 2015

Après la mort




Depuis trois jours, je marche sans canne. Et, à mon grand étonnement, je n’ai pas peur. C’est le chien de ma sœur qui m’a redonné confiance. Je vois ça comme ça. Elle me l’a confié, j’ai bien compris, pour que je me sente moins seul. Enfin, c’était surtout pour me forcer à sortir de chez moi. Et elle a gagné. Je ne l’ai pas remerciée. Je ne  sais pas si je dois le faire. Ces derniers mois, je me laissais aller. Et enfermer. Je m’étais remis à la picole, je pouvais passer des journées entières sans me lever, sans mettre le nez dehors. Pourquoi je serais sorti ? Pour voir leurs gueules à tous ces cons ? J’avais l’impression que j’avais eu ma dose. J’en ai vu du monde. J’ai toujours été parmi les hommes. Ma sœur aimerait aussi que je me coupe les cheveux, mais ça, non, c’est ma personnalité, ma marque de fabrique. Je me renierais si je le faisais. Du temps de ma splendeur, les filles adoraient mes cheveux longs. Qu'est-ce que j’en ai tombé. Ça défilait à l’époque, je peux te dire. Il y en a une qui est restée un peu plus longtemps. La seule qui s’est accrochée. Tiens, je n’avais jamais fait le rapprochement, c’est bien de parler, ça faisait longtemps. Je pensais accrocher et décrocher. Elle, Daphné, elle s’appelait, c’est la seule qui s’est accrochée pour essayer de me faire décrocher. Elle et ma sœur, mais bon, ma sœur, ça ne compte pas, elle a toujours été là, comme je te disais. Ça te dérange pas si je te tutoie, tu m’es sympathique. Et puis tu pourrais être mon fils. Que je n’ai jamais eu. J’ai jamais voulu en avoir. Une fois, j’ai failli, par accident mais la fille, tiens, je ne me souviens plus de son nom, elle a décidé de ne pas le garder, vu la vie que j’avais. Isabelle, peut-être. Les filles de cette génération s’appelaient toutes Isabelle. Ça se porte encore, non ? Oh, j’en sais rien, à vrai dire, je suis un peu coupé du monde depuis des années, depuis mon accident. Cinq mois d’hosto, quatre opérations. J’ai remarché qu’au bout d’un an et demi. Et là, depuis trois jours, plus de canne. A cause du chien. Je tiens la laisse et ça me rassure. Il est pas méchant, pas difficile. Je le sors quand je veux. Quand j’oublie, il se met devant la porte et je comprends. Ça devait faire un mois et demi que je l'avais quand j’ai décidé de laisser la canne à la maison. Au début, je la prenais. Mais c’était pas commode. Des fois, ce con, il tire, quand il voit un autre chien ou un truc à bouffer, et avec la canne, c’est dangereux. Et puis, je te dis, depuis trois jours, je marche. Evidemment, pas comme avant, mais sans la canne. Avant, j’étais un athlète. Je n’avais pas le corps d’aujourd’hui. Tu ne m’aurais pas reconnu. Un peu comme, tu sais, cet acteur de Scorsese, dans Taxi Driver. Keitel je sais pas quoi. Ben, j’étais comme ça, avec mes cheveux longs, torse nu, des pantalons un peu larges, du genre treillis, fallait pas me chercher. Je te dis, les filles étaient folles. J’étais un leader. J’avais toute une bande avec moi, on en a fait des conneries dans ces années-là. J’ai jamais travaillé. Sauf à la fin. Je dis la fin, mais je suis encore vivant, plus que jamais, plus que ces dernières années en tous cas. L’héro a tué tout ça. Mais je regrette rien. Je me suis bien marré. Je me suis éclaté, comme t’as pas idée. Je me suis piqué durant plus de dix ans. J’ai tout essayé. Ce que j’aimais, par-dessus tout, c’est être dans une chambre avec une fille, ou même seul, avec un bon disque de jazz et planer des heures entières. Le jazz, qu’est-ce que j’ai aimé ça. J’aurais aimé savoir jouer d’un instrument. Mais à l’époque, la mode, c’était le rock, la pop, évidemment, j’en ai écouté, j’en ai fait des concerts, mais ce qui me faisait vraiment triper c’est le jazz. Lester Young. Miles. Ornette Coleman. Chet Baker…  J’ai plus mes vinyles. Des microsillons on disait de mon temps, des 33 tours. J’ai tout perdu. Mes bouquins aussi. Ce que j’aurais aimé, c’est écrire. Mais j’avais pas assez de discipline. J’ai écrit un peu de poésie. Mais les textes plus longs, un roman, ou même une nouvelle, j’y suis jamais arrivé. Je tenais pas plus d’une heure assis devant une machine à écrire, trop dispersé dans ma tête. Je trouvais tout nul. Il fallait que je sorte, que je retrouve mes potes, qu’on s’arrache la gueule, qu’on se fasse sauter la tête. J’ai frôlé la mort souvent. Pas seulement avec cet accident dont je t’ai parlé. Le Sida, j’en ai vu des copains, des filles en crever. Pas moi. Je suis passé à travers. C’est un miracle. On faisait pas gaffe à l’époque. On se refilait les seringues, y’avait aucune hygiène. Bibi et Keith Richards, même combat. Je ne crois pas en Dieu. Mais en repensant à ça, je me demande si je n’ai pas eu un ange gardien. Il m’a quitté depuis un moment, je dois dire, mais tant qu’il était là… Notre époque, les mecs comme moi, les rêveurs, les utopistes, comment on pourrait dire, les marginaux, elle les élimine sans pitié. Tu sais quand j’ai tout perdu, je me suis retrouvé à dormir dans le bois de Vincennes. Là, j’ai découvert un autre monde. J’ai compris comment la société gérait l’exclusion, tout y est organisé. On nous file une tente, des toilettes sont aménagées, c’est dans le sous-bois, à l'abri des regards des promeneurs. Là, on est tolérés. En centre-ville, on fait tache. On ne nous accepte pas. Pourtant, j'ai connu comme ça des types formidables ! C'est encore pire aujourd'hui, sans aucun doute, ce monde me dégoûte. Moi, c’est ma sœur qui m’a sauvé. Elle m’a retrouvé, ça faisait des mois que je vivais là. Elle s’est occupée de tout : mon dossier pour un logement, un RMI, RSA aujourd’hui, des aides, j'ai eu un petit boulot de jardinnier, employé municipal, et puis, l'accident, et voilà, depuis, je vis dans un studio à 58 balais, j’ai l’air d’en avoir 80 des fois, mais je regrette rien. Sans ma sœur, je crois que je serais plus là. Y'en a qui ont pas eu ma chance. Faut que la remercie pour le chien. On en reprend une autre ? C’est le Ministère de l’exclusion qui paie sa tournée !

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