mardi 13 octobre 2015

De l'intranquillité



- Je sais plus si je t'avais dit pour mon pote, cet été. 
- Celui qui habite dans le sud, dans une maison qu'il est chargé de garder ?
- Je t'avais dit que je l'avais croisé ?
- Oui. Mais sans plus...
- C'est drôle parce que tu me fais penser à lui. Intellectuellement, et même physiquement. C'est un type très brillant...
- ...Très différent de moi, alors.
- Non, non, je t'assure. C'est un mec qui a beaucoup lu, qui lit encore beaucoup, qui a une culture infinie, pas seulement en littérature, mais aussi en philo, en art, en musique...
- ...C'est bien ce que je disais !
- La galerie d'art que j'avais ouverte, c'était avec lui... C'était mon meilleur pote. C'est quelqu'un que j'aime beaucoup, ce serait bien que vous vous rencontriez. Tu sais, il a toujours été contre le travail. C'est un anarchiste. Comme toi, non ? Il a toujours refusé le système, toujours été d'une extrême lucidité sur la société, sur la nature humaine, il n'a jamais été dupe de quoi que ce soit. Pas loin de chez lui, il y a un village qui fonctionne en autogestion, coupé des réseaux, un peu comme Tarnac. Il s'est demandé s'il n'allait pas les rejoindre et vivre là-bas. Finalement, il y a renoncé. L'idée de la communauté, du collectif, ça lui a fait peur. A son âge, surtout, notre âge, se retrouver avec des gens très jeunes... Il a tenu une galerie-librairie aussi, tendance libertaire, ça marchait bien, mais il a laissé tomber pour finalement bosser pour ce mec, dans la grande maison. Il est payé une misère, mais ses frais de bouffe, d'essence sont remboursés, il a un toit, un grand jardin, et a du temps pour lire. Il ne fait que ça d'ailleurs. Cela faisait un moment qu'on ne s'était pas vus. On s'appelle parfois, mais ni lui ni moi sommes sur Facebook ou toutes ces conneries, on n'est pas très mail non plus... Et cet été, en vacances, je suis tombé sur lui par hasard. J'étais avec ma femme et mes filles, dans un petit village très touristique. Je savais qu'il habitait dans le coin, sans plus de précisions. Et ma femme me dit : Tiens, y'a Nicolas. Il y avait du monde partout, des cars d'homo festivus, tu vois, très joli ce village, mais j'en avais marre, des caméras, des portables, des selfies, c'était étouffant, et au milieu de tout ce bazar, Nicolas ! Il y avait certainement une chance sur mille que je tombe sur lui. On est allé boire un verre. Il ne m'a rien dit de particulier, mais on avait prévu de se revoir le lendemain, tous les deux. Là, je lui demande s'il allait bien : la veille, je l'avais trouvé très amaigri. Il me répond qu'il sort de l'hosto, après une TS. 
- Une tentative de suicide ? Tu parles comme les ados.
- Quand on était jeune, on connaissait tous un cas de TS autour de nous. La drogue, la fête, ça a fait des dégâts. Nicolas, c'est pas ça. J'ai toujours pensé que sa lucidité n'était pas compatible avec la vie. Une extrême lucidité.
- Cioran en parle très bien dans un entretien que j'ai écouté récemment. Le danger de la lucidité. Il dit que la lucidité complète, c'est le néant.
- Oui. Mon pote était en dépression depuis quelque temps, avait un traitement, mais ne prenait pas ses médocs. Là, dans un moment d'angoisse extrême, il les a tous avalés et failli y passer. Il a fallu l'arrivée d'un voisin dans la maison. Le type avait besoin d'un marteau et était venu voir Nicolas pour en emprunter un.
- Il a besoin d'un marteau et tombe sur un marteau. Pardon...
- Je n'y avais pas pensé... La porte était ouverte, heureusement, et il a trouvé Nicolas allongé par terre, dans son vomi. On l'a emmené d'urgence en hélico. C'est la première fois que j'ai pris l'hélicoptère, m'a-t-il dit, mais il ne s'en est même pas rendu compte. A l'hôpital, on l'a mis en coma artificiel, quatre jours... Puis, ils l'ont interné trois mois, gavé de médocs. Il a vu défiler un gang de psys. 
- Il est suivi maintenant ?
- Oui, et c'est pas facile. Il est d'une telle intelligence qu'en face, il faut quel'un de costaud, presque supérieur. Sinon, il ne fait pas confiance. Heureusement, il a trouvé une femme psy avec qui il se sent en confiance. 
- Il continue son boulot dans la maison ?
- Oui, mais il va arrêter. Il a envie de bouger, ça fait trop longtemps qu'il fait ça, il est conscient qu'il s'est enterré. 
- Les bouquins ne suffisent pas ?
- Tu ne peux vivre sans un minimum de rapport avec les autres. Il venait de se séparer de sa nana. Il n'y avait plus rien qui le rattachait. On ne peut pas lire éternellement, ne faire que ça. J'ai pas compris ce qu'il a fait de sa vie. Il n'a jamais cherché à faire quelque chose de son savoir, de son intelligence. 
- Il n'écrit pas ?
- Non, contrairement à moi. Tu vois, on parle du suicide, et c'est un truc qui, moi aussi, me traverse. Je t'en ai jamais parlé. Mais, je vois les gens autour de moi s'extasier pour une bagnole, la collection Machin, les amis sur Facebook, je me dis Qu'est-ce que je fous là ? Tu sais, au bureau, on a deux stagiaires, des filles jeunes et jolies, qui adorent la mode, qui cherchent à bosser ailleurs... Les deux ont passé des entretiens d'embauche au cours desquels on vérifie combien de followers tu as sur Twitter. C'est du grand n'importe quoi ! Tu sais que les followers, tu peux les acheter ? Il y a des boîtes qui te vendent 2000 followers pour 50 euros, tout est fake ! Et ça, ça a de l'importance au moment de te faire embaucher, non mais quelle vaste plaisanterie ! Je vois mes filles qui font des caprices pour qu'on achète des trucs comme leurs copines, les marques qu'il faut avoir, l'hystérie à répondre à des messages sans intérêt, si tu veux avoir une conversation, faut se lever de bonne heure, je me dis à quoi bon ? Heureusement, moi, j'ai l'écriture. Si j'arrivais à faire publier un bouquin, je suis prêt à tout quitter, aller vivre à la campagne, dans une cabane, et ne faire que ça, écrire. 
- ...
- Sinon, toi, comment ça va ?
- Moyen. A  vrai dire, le fait que je te fasse penser à un pote dépressif et suicidaire m'inquiète un peu...
- Très lucide aussi.
- Ce n'en est pas moins inquiétant…

2 commentaires:

  1. Les gens lucides sont inquiétants.
    Il n'y a pas de quoi beaucoup s'inquiéter, quand on fait le compte.

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  2. Ce qui peut nous rendre optimistes, c'est la difficulté à les compter…

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