La Chute de Madrid de Rafael Chirbes passe en revue divers personnages emblématiques et en crise, à une date symbolique, le 19 novembre 1975, jour où sera enfin annoncée la mort de Franco : un vieil industriel, et sa famille, ayant bénéficié des largesses du régime franquiste, un flic catholique et obsédé par une entraîneuse, des étudiants gauchistes, une femme de ménage "miraculée", des activistes clandestins… C'est au sein de ce dernier milieu que se tient le dialogue suivant, entre un jeune ouvrier idéaliste, Lucio, et un avocat opportuniste, Taboada :
Deux ou trois fois par semaine, il retrouvait Taboada : « Vous n'êtes rien, vous ne serez rien. Tant que Franco vivra, il y aura une classe ouvrière et les intellectuels se serviont de vous pour faire leur trou. Après, la classe ouvrière sera rayée de la carte. Tu entends parler de classe ouvrière aux Etats-Unis ? Carrillo écrit des livres, Semprún écrit. Au fond, ce ne sont que des intellectuels. Et c'est ce qui restera de votre lutte si vous ne gagnez pas. Ce qui ne sera pas écrit n'aura pas existé et ce qui a existé, ce sont eux qui l'écriront. Alors tu m'as compris, dans quelques années, vous n'aurez jamais existé. Ton passé, je me l'inventerai sur mesure selon mes besoins. Ta lutte sera la médaille que j'accrocherai à mon revers. Ta faim, tes quignons de pain, tes mois de prison, à peine trois, non ? pas grand-chose, feront partie de ma biographie, parce que ces années, c'est moi qui les écrirai, si je survis et si je rejoins ma classe. Ce seront des gens comme moi qui les écriront, et nous vous les prendrons, je te les prendrai, et tu ne pourras rien faire contre. L'histoire appartient à ceux qui savent qu'elle existe. » Lucio était furieux contre lui mais lui répondait, goguenard : « T'en fais pas, on va l'allumer, ton grand brasier. On brûlera vos livres et on vous brûlera avec. » Et Taboada : « C'est impossible. Il en viendra d'autres qui raconteront que c'est eux qui ont brûlé ce que vous avez brûlé, ou qui sauveront des cendres ce que vous avez détruit et retaureront tout ça. Rien. Toi et ceux de ta classe, vous avez travaillé pour que j'aie un passé. Dans l'avenir, vous ne serez plus qu'une armée de fourmis à la surface de la lune. Tu as vu les tableaux de ton ancien camarade Genovés ? Ces foules faites de petits points noirs, on dirait qu'elles courent dans une direction, ou qu'elles se dispersent ? C'est vous. Vous, cette débandade de silencieux microbes examinés à la loupe. Nous, nous raconterons à quoi vous avez échappé et vers où vous couriez. »
(traduction de Denise Laroutis, éditions Rivages)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire