jeudi 8 octobre 2015

Accident nocturne



- Je n'aurais pas dû me lever.
- Pourquoi ? C'est idiot. Tu avais envie d'aller à la toilette, comme on dit chez Simenon. Tu ne vas pas te retenir de peur de me réveiller.
- Au singulier ?
- Quoi ?
- Toilette au singulier, tu as lu ça dans La Fuite de Monsieur Monde ?
- Exact.
- Tu lis quoi, maintenant ?
- Un bouquin formidable : La Chute de Madrid de Chirbes. Tu sais cet écrivain espagnol dont je t'ai parlé, qui est mort il y a peu…
- Ah oui. Le Valencien ?
- Je me demande s'il ne s'agit pas d'un belgicisme.
- Valencien ?
- Non, toilette au singulier.
- Simenon était quand même très parisien. C'est peut-être un usage du mot qui a disparu.
- Peut-être.
- Une chose est sûre : si je ne m'étais pas levée, tu ne te serais pas réveillé.
- Je me suis moi-même levé il y a cinq minutes. Tu ne m'as pas entendu ?
 - Non.
- J'ai eu peur de t'avoir réveillée.
- Tu as regardé l'heure quand j'étais à la toilette.
- Oui.
- Et ?
- Cinq heures.
- Si je ne t'ai pas entendu quand tu t'es levé, ça veut dire qu'il y a cinq minutes, je dormais profondément ! Pourquoi tu n'essaies pas de te rendormir ? Pour une fois que le réveil ne sonne pas trop tôt…
- N'essaie pas de me faire culpabiliser. Je me lève justement pour te laisser dormir. 
- Si tu dis ça, c'est moi que tu fais culpabiliser : tu te sacrifies pour me laisser dormir. Tu vas écrire ?
- Je ne sais pas. 
- Tu ne dors pas parce que tu es angoissé ?
- Pas plus que d'habitude.
- Il fait froid en bas.
- Je vais me couvrir. Ou je ferai un feu.
- On ne va pas avoir assez de bois pour quand il fera vraiment froid. C'est ça qui t'angoisse, nos problèmes d'argent ?
- Non, ce n'est pas ça. Je crois qu'au cours de mon existence médiocre, je n'ai jamais connu une période sans problèmes d'argent. En fait, j'ai fait un rêve étrange et j'aimerais l'écrire.
- Tu ne te souviens jamais de tes rêves habituellement…
- Justement, je me lève pour ça. J'ai peur qu'il se défile. 
- En l'écrivant ?
- Oui, au cours de l'écriture. J'ai peur qu'à force de chercher les mots, je perde les images.
- Raconte-moi. Ça va te le remettre en tête.
- Je vais t'empêcher de dormir.
- Qu'est-ce que ça change ?
- Je vis dans une caravane. 
- Tout seul ?
- Je crois. En tous cas, tu n'es pas là. Donc, une caravane. Ou un mobil home. Ça me fait penser au film des frères Coen, tiré de McCarthy. Je ne sais pas pourquoi j'ai ça en tête. Je n'ai pas revu ce film depuis sa sortie. 
- Il date de quand ?
- 2007, je dirais… 
- C'est l'année où nous nous sommes rencontrés.
- Oui. Je suis d'ailleurs plus jeune qu'aujourd'hui dans ce rêve. Mes filles aussi. Et mon père est vivant.
- Mais il est mort bien avant ?
- 1993. Ecoute, si tu m'interromps tout le temps, je suis sûr que je ne vais pas pouvoir le retrouver.
- Ton père ?
- Le rêve.
- Pardon. Je t'écoute. Je me tais.
- Je suis dans ce mobil home et je dois recevoir quelqu'un. 
- Une fille ?
- Oui, que veux-tu que ce soit ? Un poisson rouge ? Ce rendez-vous a un caractère secret. Personne ne doit l'apprendre.
- On est donc après 2007, on se connaît… Et tu me trompes déjà. D'où le secret…
- Si tu continues, je descends. Je ne te demande aucune analyse.
- Promis, je me tais.
- Je range un peu. Mais ce n'est pas encore l'heure. D'abord il y a le petit-déjeuner. Celui de mes filles, je crois. Je les voyais bien tout à l'heure. Elles se préparent pour partir à l'école. Je débarrasse la table, je l'essuie. Je suis nerveux. Je sais que le temps est compté. 
- Leur mère est là ?
- Non, non. Je ne rêve jamais d'elle. En revanche, il y a mes parents. Qui ne sont pas du tout ceux de la réalité.
- Ils sont comment ?
- Comme dans un film américain.
- Obèses et en marcel ?
- Je ne sais pas ce qui me retient de te mettre l'oreiller sur le visage.
- L'amour ?
- Il est question de football. Mon père étant dans le coin, rien de plus normal. Je regarde un match à la télévision, ou un reportage sur le foot. Il y a un joueur de Liverpool à la maison, d'autres avec lui. Je reconnais Steven Gerrard. 
- Connais pas.
- C'est un joueur emblématique de Liverpool. Il y a joué toute sa vie, ce qui est rare dans le foot d'aujourd'hui. 
- Ah bon ? Et le mec s'appelle Gérard ?
- Oui. Avec deux r. Bon, je reprends. Le reportage parle de matchs truqués. Une rétrospective de polémiques, d'arrangements. Et il y a justement un passage qui concerne Liverpool. J'en parle avec mon père, avec Gerrard. Liverpool aurait laissé filer des matchs dans les années 70. Evidemment, Gerrard n'était pas né.
- Qu'est-ce qu'il fout là, alors ?
- C'est un rêve ! 
- C'est vrai…
- Il jouait encore l'an dernier à Liverpool, il a signé cet été dans un club américain, je crois, histoire de bien finir sa carrière. 
- Financièrement, tu veux dire ?
- Oui. Et puis, les Etats-Unis, ça fait rêver beaucoup de footballeurs. Bref, le rêve devient de plus en plus confus. La télé diffuse des images de la fameuse finale du Bayern de Munich contre Saint-Etienne. Les tirs des Verts sur les poteaux carrés. Le Bayern ne pouvait pas perdre. Saint-Etienne, ils étaient bien gentils, on les a fait défiler sur les Champs-Elysées le lendemain, mais les vainqueurs, c'étaient les Allemands. J'explique tout ça en anglais à un jeune joueur assis à côté de moi sur le canapé et tournant le dos à la télé. Je lui dis de regarder les images. Mais il s'en fout. Le foot, c'est juste un très bon moyen de se faire du blé, rien à faire des vieux matchs, des souvenirs, des dessous du foot-bizness. 
- C'est quelle année, ce match ?
- 1976. J'ai 12-13 ans. L'été suivant, je pars en vacances en Espagne et on va s'y installer durant un an. Je me souviens qu'en regardant un match de Coupe d'Europe dans un bar du village, les Espagnols me reparlent de cette finale de 1976, de l'année précédente, que les Verts n'auraient jamais dû perdre. Je me souviens à peine des événements, ce sont eux qui me les rappellent. Je crois que je comprends alors l'importance de ce match. Je réalise que cette défaite n'a pas marqué que les Français. Ce que représente la Coupe d'Europe. De ce qu'est l'Europe. De ce qui nous unit.
- Tu ne vas pas un peu loin, là ?
- Pourquoi ? Je comprends que je suis entre ces deux pays. Mes parents y sont nés, sont venus en France pour le boulot, y ont eu des enfants et maintenant reviennent au pays. Et moi, je suis le franchute pour les villageois castillans. Comme j'étais l'espingouin en France.
- Et c'est le foot qui te fait comprendre ça ?
- Tu connais l'importance du foot. Le seul héritage que m'ait laissé mon père. Le foot aura été mon refuge, là où j'allais pour fuir la maison, ce deux-pièces étriqué, la misère, les engueulades entre mes parents, les problèmes d'argent, d'alcool, de jeu.
- Et les filles aussi.
- Les filles, c'est bien plus tard. Je les ai souvent sacrifiées pour une partie avec les copains ou la diffusion d'un match. Quand j'étais jeune, un match à la télé, c'était assez rare, pas comme aujourd'hui. Après le foot, y'a eu le cinéma, en sortant de l'adolescence. Avec Pascal. Encore un moyen de ne pas devenir adulte. 
- Il est fini, ton rêve ?
- Non, justement. J'ai l'impression de faire une analyse. 
- Pourquoi ?
- Tu vas voir. Je suis toujours dans le mobil home. 
- La fille est enfin arrivée ? Elle ressemble à quoi ?
- Non, non, attends. Il n'est plus question de cette fille qui doit venir. Je ne sais plus avec qui je suis. Un copain. Ou ce copain, c'est moi. On parle de cinéma. Je n'y connais rien. Ça ne m'intéresse pas. Apparaît alors une image projetée, une vignette qui se déplace dans l'espace dans un faisceau de projecteur et elle atterrit sur l'étagère d'une bibliothèque et Victor Erice explique que c'est ça, le cinéma. 
- C'est le réalisateur de L'Esprit de la ruche ?
- Oui.
- C'est le premier film qu'on a vu ensemble, avec tes filles !
- Ah oui, c'est vrai.
- Et que se passe-t-il alors une fois que l'image a rejoint la bibliothèque ? – je croyais qu'il n'y avait pas de livres chez toi quand tu étais enfant.
- C'est un rêve, mon amour ! Ce sont les livres de ces faux parents. Tout change…
- Comme pour le foot, c'est là que tu comprends ce qu'est le cinéma, l'Europe, ta double-culture…
- Je n'aurais pas dû te raconter ce rêve, il m'intrigue et ça n'évoque en toi que sarcasmes.
- Mais non, je te taquine, continue.
- C'est tout ce dont je me souviens : cette magie du cinéma, cette fascination qu'Erice montre très bien dans son film. Tu te souviens de l'arrivée du cinéma dans le village ? – un village qui ressemble comme deux gouttes d'eau à celui dans lequel j'ai vécu en 1976.
- Ça alors…





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