Je ne suis pas allé travailler aujourd'hui. Trop mal en point. J'avais sué toute la nuit. Pas assez de forces pour me lever le matin. Au fil de la journée, au prix d'un nouveau traitement, et malgré une toux encore très prenante, j'ai retrouvé un peu d'énergie. Et ce soir, j'ai menti à ma mère. Sans trop d'effort. Je l'ai appelée et une quinte de toux m'a surpris. Elle m'a invité à ne pas passer la voir ce soir, à rester au chaud chez moi, ce que j'ai accepté en bon fils raisonnable. Quelques instants auparavant, ma compagne avait clamé qu'elle avait faim et passer chez ma mère aurait retardé l'heure du dîner. J'ai donc simplement filé faire une course en scooter : piquer une ou deux cagettes de fruits (vides) bien utiles pour lancer le feu dans notre poêle à bois. Débutants en la matière, nous avons commandé des bûches trop grandes qui ont du mal à flamber sans l'aide de ce bois artificiel. C'est un truc que nous ont filé les anciens proprios, devenus nos voisins. Au départ, on avait tellement galéré que nous avons pensé au suicide ou à la séparation. Heureusement, un soir, le voisin, ex-proprio… Depuis, on s'en sort plus ou moins bien. Mais les bûches sont vraiment trop grandes et la cagette vraiment indispensable.
Me voici en route pour la coopérative bio. J'ai repéré que sa cour était pleine de cartons et cagettes. Il n'y a qu'à entrer et se servir. Et si on m'y surprend, je peux toujours balancer ma fidelité de plus de vingt ans – avec des hauts et des bas, comme souvent, mais quand même…
C'est en m'engageant dans la première grande artère à quelques encablures de chez nous que j'ai un premier pressentiment. Je n'en tiens pas compte. Je vais essayer de faire au plus vite pour qu'on ait un beau feu pour le dîner. Me voici dans une autre grande artère, celle qui mène à Paris. Même type de mauvaise sensation. Je prends la file de gauche pour prendre la rue Marceau qui me mène dans le quartier de la coop. J'ai mis le clignotant, je suis prudent. En face de moi, les véhicules foncent, pressés de rentrer dîner en famille certainement. Voilà, je m'engage. J'y vais au ralenti car il y a, en ce début de rue, un passage piéton et un groupe de personnes s'apprête à traverser. Je m'arrête et laisse passer. Lorsque, soudain, je me retrouve au sol, percuté par derrière par une voiture. Je m'en sors sans trop de dégâts apparemment, mais le choc est tel que je ne peux contenir ma colère. J'entends autour de moi des ça va, monsieur ? vous voulez de l'aide ?, mais mon centre d'intéret, après avoir poussé la Vespa sur le trottoir, n'est pas cet élan salutaire de solidarité certainement dû au fameux esprit du 11 janvier, mais ce jeune conducteur qui sort de sa voiture. Je lui hurle dessus, et ma furie augmente lorsque je l'entends me dire, c'est bon, j'ai pas fait exprès. Il manquerait plus que ça, effectivement. Je ne vous ai pas vu, ajoute-t-il sérieusement. Je suis hors de moi. C'est la nuit, prétend-t-il. C'est un carrefour, et ça ne peut pas être plus éclairé ! Il s'en fout, il est assuré, se permet-il de préciser. Je demande à un passant de rester là pour témoigner. Aucun de nous deux n'a de formulaire de constat. Je n'ai pas pris mon téléphone pour appeler les flics, aussi je note sa plaque, cherche son assurance, rien sur le pare-brise, – tiens, il y a une fille dans la voiture, elle ne bougera pas de sa place – il me sort une attestation périmée et affirme que c'était temporaire, qu'il a reçu la bonne, mais qu'il ne l'a pas sur lui. Je note tout, tremblant et toujours horrifié par la tranquilité du type qui n'en a rien à battre. Je lui demande ce que ça lui ferait s'il avait blessé quelqu'un, percuté un enfant. C'est bon, vous avez rien. Je lui dit qu'il est un danger public. Peut-être mais j'ai mon permis quand même. Imparable.
Il se barre. Je me retourne, il n'y a plus personne. Ça a duré 5-6 minutes, plusieurs personnes ont vu ce qu'il s'est passé, sont restées sur place, c'est toujours intéressant un accident, et puis elles ont toutes filé, de peur d'être appelées à témoigner au procès d'un membre de la mafia.
J'ai du mal à redémarrer le scooter. Le frein droit a une gueule de patisserie orientale métallique. Je pousse la machine jusqu'à mon réparateur atittré, heureusement situé à quelques mètres de là et encore ouvert une demi-heure après l'horaire officiel de fermeture. Je lui raconte, me demande s'il n'y a pas de bobos, ça va, juste le scoot qui redémarre pas. Il s'y prend à deux fois et y parvient. Le couché avait noyé le moteur. Il m'invite à changer le pot, à l'appeler demain, et tout ça. Pendant qu'on y est, hein… Merci et à demain. Je vole mes cagettes et rentre à la maison. Enfin, un peu d'humanité. Je pose le casque, les gants, la cagoule et le manteau. Ma compagne est assise sur notre unique fauteuil, l'ordinateur sur les genoux. Sa fille vient de lui montrer sa nouvelle tenue de ski. Formidable. Je profite du départ de la petite pour raconter ma mésaventure. Ah bon ? J'attendais un peu plus d'attention de la femme que j'aime, une preuve que je compte pour elle. Je ne sais pas pourquoi. Elle reste dans son fauteuil, l'ordi sur les genoux. Elle était plus inquiète quand il s'agissait de savoir si je lui cachais quelque chose de mon voyage à Madrid… Je me lance alors dans la préparation du feu pour ne pas pleurer comme un vieil enfant. Mais juré, à partir de demain, je deviens un gros connard, je ne m'arrête plus aux passages piéton, je ne pense qu'à ma gueule, je me fous des horaires de repas, j'écoute mes pressentiments et j'emmerde la planète entière. Un homme d'aujourd'hui.
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