lundi 23 février 2015

Monsieur Anatole


Un jour, je reçois un coup de fil du journal. Anatole Dauman veut vous voir. Il souhaite que vous l'aidiez à rédiger un article. Je vous propose de faire un entretien avec lui puis de faire un texte qu'il signerait. Je n'ai pas réfléchi longtemps. J'ai passé un coup de fil chez Argos et quelques heures plus tard, j'étais invité à déjeuner dans l'hôtel particulier de Neuilly, trop inconscient pour être impressionné par mon hôte. Je devais faire tâche dans ce décor. Les employés de maison s'affairaient autour de moi et des autres invités et je n'avais qu'une hâte, me mettre au travail. Tout m'échappait. Le vieil Anatole avait une obsession, démolir les frères Seydoux, Jack Lang et toute sa clique. Le pouvoir socialiste venait de fermer les yeux sur l'entente illégale Gaumont-Pathé (Seydoux-Seydoux). L'étau se resserait, les indépendants étaient à la rue. Quelques jours plus tard, Dauman m'appelle, par mon nom, à l'ancienne. On file à Angoulême, je veux vous présenter x, un ancien du cabinet Lang. TGV avec le patron. Première classe. Je rencontre l'ancien fonctionnaire du Ministère, on discute le temps qu'Anatole ouvre lui-même les huîtres et fasse déboucher quelques bouteilles de blanc. Le repas est interminable. On doit repartir en fin de journée pour Paris. Nous sommes tous légèrement ivres lorsque je branche enfin mon vieux magnéto et infos et anecdotes m'envahissent. On reprend le train. Le chauffeur nous attend sur le quai et me dépose à un métro. Je rentre abasourdi et soul de vin et de paroles. 
Je rédige le papier et l'envoie au journal. C'est trop long. Dauman me rappelle dès le lendemain en hurlant qu'on les lui a coupées. Je ne pense pas, Anatole, il fallait faire en sorte que ça tienne en une page. Il est hors de lui, il faut tout revoir. Panique au journal, Arrangez-nous ça. 
Back to Neuilly. L'article est repris de A à Z, et retour. Et Dauman déborde de nouveau. Il sent la fin, il a envie de parler. Il me raconte vivre comme un prince mais être ruiné. Wenders l'a trompé. Cette manie de ne jamais lire les scénarios, de faire confiance aux hommes. Il me confie son truc pour refuser les projets d'inconnus. Réponse maison : la première partie est originale mais mal écrite, la deuxième bien écrite, mais manquant d'originalité. Ou vice-versa. Sa théorie sur les producteurs : avant, les producteurs vendaient leurs meubles pour produire des films, aujourd'hui, ils produisent des films pour s'acheter des meubles. Encore un ou deux rendez-vous et il est enfin satisfait du texte. Il ne faut plus en bouger une virgule. 
Le journal paraît et, malgré une dernière petite coquille, Dauman achète plusieurs centaines de tirés à part qu'il se charge de déposer sur chaque pupitre de l'Assemblée nationale. C'est son chant du cygne. Il tentera de se renflouer en vendant son catalogue : Wenders donc, mais surtout Godard, Bresson, Resnais, Oshima, Schlöndorff, Marker… Personne n'en veut. Trop cher. Trop dans le besoin surtout, cet empêcheur de filmer en rond, entre copains. Quelques mois plus tard, il me fait l'honneur de venir assister à la projection d'un petit court métrage. Mon producteur est sur le cul. Dauman ne me parle que du titre, Pourquoi personne ne l'a jamais utilisé avant vous ?! Ça ne valait pas d'autres commentaires. Il m'invite ensuite à la projection de son dernier bébé, plus novateur que jamais, Level Five de Marker. Un an plus tard, j'apprends sa mort. C'est son chauffeur qui m'a appelé, bouleversé. Je me rends au Père-Lachaise mais fais demi-tour devant le mur des Fédérés. Je réalise enfin que je ne suis pas à ma place. Quelques mois plus tard, le catalogue Argos est racheté pour une bouchée de pain par Canal via UGC, les autres ennemis jurés de monsieur Anatole. Dernier coup de poignard trop tentant pour ces vautours.
Je pense souvent à lui. A la chance de l'avoir croisé, à ma bêtise de ne pas l'avoir mesurée. 

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