vendredi 27 février 2015

Des livres, des femmes, de la drogue, des librairies et du terrorisme




Je lisais ce matin un texte de Juan Tallon dans lequel revenait le nom d'Elias Canetti. Oui, revenait, bien que cité une seule fois. Hier, en débattant avec le feu, j'avais laissé une oreille distraite sur le poste et j'ai vaguement entendu ce nom dans la bouche de l'insupportable Pierre Arditi ; la famille Canetti (Georges, biologiste et spécialiste de la tuberculose, Jacques, découvreur du grand Jacques et créateur des Trois Baudets et Elias, donc), étant, si je ne m'égare, liée à la famille Arditi. Revenir aussi parce que Canetti fait partie de ces auteurs autour de qui je tourne depuis des années, dont j'ai acquis un ou deux titres, mis de côté pour une lecture future non encore advenue. Revenir parce que j'ai pu vérifier, lors de mon dernier déménagement, que les livres de cet auteur - je suis certain d'en avoir eu au moins deux -  avaient bel et bien disparu de ma bibliothèque. J'en avais eu une première intuition après des travaux dans mon ancien appartement il y a cinq ans et la manipulation récente de tous mes livres l'a confirmée.
Où passent les livres ainsi volatilisés dans l'espace-temps ?, question existentielle insondable et intenable. Pour Canetti, j'avais pourtant ma petite idée. Je pensais à une petite femme pour être plus précis. Nous avions vécu un court moment ensemble il y a plus de dix ans et nous étions mal séparés. Nous avions continué à nous voir pendant quelque temps. Et, un soir, dans son nouveau chez elle, j'avais aperçu l'un de mes livres soigneusement rangé dans ses étagères. Je savais qu'elle ne l'avait pas avant notre rencontre, ne l'avait pas acheté pendant notre vie commune et qu'elle admirait l'auteur de ce titre désormais épuisé. J'avais profité de son passage dans la salle de bains pour sortir le livre des rayonnages. Et en l'ouvrant, retrouvé le marque page de la librairie dans laquelle je l'avais acheté quinze ans plus tôt. Je l'avais immédiatement glissé dans mon sac. C'était moins une, comme dans un mauvais film. La belle voleuse-arroseuse sortait toute fraîche de la salle d'eau, prête à se donner encore à son ex qu'elle ne savait pas encore futur arroseur. Nous nous sommes lancés passionnément dans ce que nous pensions encore pouvoir faire et j'avoue avoir prétexté un plaisir intense me faisant tourner la tête espérant ainsi inspecter en détail sa bibliothèque. Ce fut pathétique.
Je me suis aperçu quelques mois plus tard qu'il me manquait un ou deux autres livres de ce même auteur, dont une édition rare. J'ai aussitôt attribué à cette très belle femme tous les noms d'oiseaux et d'autres espèces moins courantes, mais seulement dans ma solitude, car nous avions cessé nos rendez-vous nostalgiques depuis. 
Canetti, j'en suis sûr, c'est elle. A moins que d'autres filles, passées depuis... Mais non, c'est elle, pas de doute.
Toujours est-il, ou presque, qu'à midi, je suis sorti acheter de quoi croquer un morceau. Sur le chemin, je n'ai pu résister à une halte dans une petite librairie indépendante, qui revendique également la fonction de café-littéraire, dans laquelle je suis entré une fois ou deux, il y a longtemps, avant d'en conclure que son fonds était vraiment très limité. J'ai quand même tenté le coup. Quand le manque soudain me harcèle, je suis comme ça, il me faut le livre immédiatement. J'ai donc garé mon scooter devant la boutique et suis resté interloqué par la vitrine blanche et noire, laide et menaçante. C'est du moins la vision que m'autorisait ma myopie. Je me suis approché et ai constaté qu'il s'agissait d'une campagne de chantage sur feuillets A3 collés sur toutes les vitres. Si vous aimez votre libraire, signez. Signer la pétition, c'est sauver des emplois. Ce genre de choses. Une défense de la librairie indépendante menacée par la remise en question du prix unique du livre. J'ai effectivement lu quelque part il y a quelque temps que quelques députés de quelque parti avaient émis quelques attaques contre la loi Lang, la seule bonne chose de faite par cet énergumène, il est vrai. Mais je ne comprenais pas ce chantage affiché lorsque je repérais, parmi tous ces textes apocalyptiques, un Je suis Charlie qui faillit me faire remonter illico sur mon destrier mécanique. J'avais déjà enlevé le casque et les gants, allez, soyons indulgent, ne cédons pas à la tentation de la fuite face à l'esprit du 11 janvier aussi stupidement revendiqué. 
Je me dirigeais alors directement vers la lettre C du rayon poche. En vain. Un coup d'oeil sans trop d'espoir aux rayonnages de livres d'occasion et je gagnais la caisse-accueil où officiait une jeune fille un peu... très jeune. Je lui demandais si, par hasard, il y avait dans cet antre misérable un livre, n'importe lequel, d'Elias Canetti, j'étais prêt à y mettre le prix en bon toxico à bout de patience. Elle m'a fait répéter ma demande et j'ai failli la gifler lorsqu'elle sortit qu'elle ne connaissait pas "ce monsieur". Elle voulait un titre. J'ai passé l'épreuve et lâché Auto-da-fé qu'elle a orthographié sans tirets. Bien entendu, sa machine ne lui donnait pas de réponse. Je lui ai suggéré d'une voix presque calme de taper directement le nom de l'auteur, que j'ai dû lui épeler en pensant que jamais je ne signerais une pétition pouvant sauver des emplois fictifs. Après avoir surmonté son étonnement, voire son humiliation (mais je suis certainement trop optimiste, le manque troublant mon jugement), devant la longue liste d'ouvrages - pour beaucoup d'entre eux la commercialisation, m'a-t-elle lu, a été définitivement arrêtée - de cet écrivain de langue allemande né en Bulgarie, elle me confirmait ne rien avoir en magasin mais qu'une commande était possible. Cette jeune folle pensait que j'allais pouvoir tenir encore plusieurs jours sans me mettre un Canetti, n'importe lequel, je n'étais pas difficile, dans les mains et lui donner de l'argent pour cela ? 15,50 euros par exemple, je le constatais en me penchant sur son écran, pour l'édition poche, à l'Imaginaire, d'Auto-da-fé et tous ses tirets. Ah quand même ! J'ai encore intérieurement traité de catin la petite voleuse-arrosée ! Quelle sale vie que celle où l'on ne peut trouver sur-le-champ le livre qui nous tiraille, nous manque et nous brouille l'esprit et la lucidité !
Du coup, j'ai mal digéré mon déjeuner, avalé avec plus d'anxiété que de coutume. Mais j'ai pris une grande résolution. Parler de cette névrose à mon psy et lui demander un remède sans faille. A l'heure de la disparition programmée de la librairie indépendante et des liseuses affligeantes et abrutissantes, souffrir d'un tel mal pourrait faire de moi un terroriste en puissance. Et par les temps qui courent... 


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