lundi 27 juin 2016

Un homme diminué

David Alan Harvey
- Deux sorties, même !
- La vache ! T'y es pas allé un peu fort ?
- J'ai fait le plein pour un moment. D'où le remplacement de ta visite ce matin par une petite conversation sur skype. Je dis bien petite, hein !
- Ok, j'ai pigé. C'était quoi, ce récital ?
- Oh, un truc amateur : le concert de fin d'année du centre culturel dans lequel ma fille prend ses cours de piano.
- Aïe !… Ce que j'aime le plus avec la garde alternée, c'est d'avoir réussi à échapper à toutes les kermesses des gosses, aux spectacles de fin d'année…
- …C'est ma fille qui m'a proposé d'y passer, et la salle est à deux pas de chez moi. Quand elle était petite, elle ne voulait pas que j'y assiste.
- Tu devais être impitoyable, n'exiger que le meilleur.
- Pas du tout ! Ça la terrorisait de jouer en public. Moi, je n'ai jamais réussi à apprendre à jouer d'un instrument. Elle ne tient pas de moi dans ce domaine.
- C'est sa mère ?
- C'est elle qui l'a inscrite à ce cours, en tous cas. Elle travaillait là à l'époque et ça s'est fait naturellement. Si ça n'avait dépendu que de moi, tu sais bien, ma fille serait footballeuse… En fait, c'est au Moulin d'Andé qu'elle s'est prise de passion pour le piano.
- Je comprends, il y a des pianos partout.
- Elle avait à peine deux ans, très sociable, contrairement à moi là encore –, en un week-end, elle est devenue la coqueluche du Moulin. Je me souviens d'un compositeur dont j'ai oublié le nom qui la prenait sur ses genoux et jouait avec elle. Quand elle entrait dans une salle où trônait un piano, elle grimpait sur le siège ou se couchait sous le piano, en extase. Il doit y avoir des photos de ces moments quelque part. J'aimerais bien retrouver celles avec Maurice aussi, en compagnie de sa copine Narcisse, une cantatrice sud-américaine, tu l'as pas connue ?
- Non, elle est morte l'année où j'ai commencé à travailler au Moulin.
- Tu étais au Moulin la semaine de la mort de Maurice Pons ?
- Oui. Il était arrivé la veille, de l'hôpital. J'ai croisé une de ses sœurs, je crois. Au petit déjeuner, elle disait qu'il lui avait serré la main. Il est mort dans la nuit, mais tout le monde a été assez discret, je ne l'ai appris que le soir.
- L'ambiance devait être macabre.
- Je te le fais pas dire… Suzanne, ça lui a foutu un coup…

- 50 ans de présence dans les lieux, c'est pas rien… Je dois avoir un ou deux de ses livres dédicacés dans ma bibliothèque. Je l'ai aperçu l'autre jour, mais je n'ai pas pu l'ouvrir. Je me souviens d'une dédicace à toute ma petite famille, avec une faute d'orthographe sur le prénom de ma deuxième fille, qu'il rectifia en écrivant "Oh, pardon !"… Mais je ne peux pas relire ça, maintenant.
- Tu as eu des discussions avec lui ?
- Au début oui. On a parlé de Truffaut, bien sûr. Un peu de livres. Et puis, on écrivait dans le même journal. On a regardé des matchs de foot ensemble, dans la pièce collée à sa chambre. Le petit écriteau sur sa porte, "Maurice Pons écrivain français" y est toujours ?
- Oui.
- I
l se tenait généralement en retrait de toute l'agitation, des allées et venues au Moulin. Il chantonnait dans son coin. C'était un type adorable.
- U
n peu sauvage.
- Dans son monde. Et quel monde !

- Les Saisons est un chef-d'œuvre.
- Il paraît.
- Tu ne l'as pas lu ?
- Non. Les chefs-d'œuvre me terrifient.
- Ah oui, ton fameux complexe…
- … Il y a de ça, mais aussi le fait que je n'ai jamais réussi à le voler. Ni à le trouver d'occasion. Je me suis toujours dit qu'un jour je finirai par le trouver… Mais j'en ai lu bien d'autres à l'époque où je fréquentais le Moulin. Et j'en ai parlé avec lui, parfois.
- C'est triste. Mais bon, il était âgé. Et la mort fait partie de la vie.
- Tu en as d'autres comme ça ?
- Tu vois ce que je veux dire.
- A peu près…
- C'était quoi, ton autre sortie du week-end ?
- Je suis allé voir un match de l'Euro au Stade de France.
- Quoi ?! Et tu ne m'as rien dit ?
- Mais t'es con ou quoi ?! J'ai pas les moyens de me payer un billet ! Et je suis pas en état. Ça doit faire 25 ans que je n'ai pas mis les pieds dans un stade. Je suis allé faire un tour au Festival de la CNT.
- La quoi ?
- Bon, laisse tomber, ça n'a aucune importance.
- Je déconne. Je sais très bien que c'est un syndicat !
- Issu de l'historique CNT espagnole.
- Je croyais que tu fuyais la foule.
- J'avais envie de me replonger un temps dans cette ambiance anar de ma jeunesse. De plus, le thème, cette année, était la Guerre d'Espagne. Et j'avais envie d'écouter Benasayag.
- Sur la Guerre d'Espagne ?
- Pas du tout.
- Ben oui, il me semblait que Benasayag… c'était plutôt un philosophe...
- Et psychanalyste. Et chercheur en épistémologie je crois.
- Ben mon vieux, pour quelqu'un qui est en convalescence…
- C'était assez passionnant. Tu aurais du venir, toi qui ne jure que par ton smartphone…
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- T'es toujours là, dès que l'on parle d'un sujet, tu te connectes pour me citer un article ou wikipedia…
- Tu caricatures.
- Quand je t'ai parlé de la CNT, je t'ai vu baisser les yeux vers ton portable. Pareil pour Benasayag. Avoue !
- …
- Tu vois ? Je ne caricature rien.
- Quel est le rapport avec ta conférence ?
- Benasayag sort un livre sur le rapport des nouvelles technologies, le numérique, avec le cerveau. A travers diverses recherches et expériences, il est clair que l'homme est en train de muter.
- Ça change nos vies, de là à dire que l'homme a muté.
- Si, si. Il ne lui pousse pas de grandes oreilles, ni une queue, mais il mute. Ça repose sur des expériences scientifiques sur le cerveau, comme je te le disais. Ce n'est pas sociologique ou même philosophique. Des choses se jouent au niveau du cortex qui s'atrophie avec l'usage des machines performantes.
- Tu sais, il n'a jamais été très développé, mon cortex ! Explique-moi un peu ton truc.
- Ce n'est pas mon truc. En gros, la machine fait le travail, en matière d'information, de mémoire, et notre cerveau enregistre l'info mais n'en fait pas l'expérience.
- Je ne sais pas si je comprends bien.
- Nous sommes submergés d'infos. Facilement. Instantanément. Or notre cerveau n'est pas fait pour ce type de prouesse technologique. Il a besoin d'expérience. De sens. Les infos ne font pas sens. Et le cerveau ne travaille plus. Buñuel disait que le cerveau est comme un muscle. Comme le fait un sportif, il nous faut l'entretenir tous les jours, autrement, il s'atrophie.
- Buñuel, le cinéaste ?
- Coupe ton portable une seconde, mon vieux.
- Je déconnais, enfin ! Je connais Buñuel certainement aussi bien que toi !
- Certainement. C'est pas le propos. Ce qu'il faut comprendre, c'est que ces technologies qui permettent une intelligence augmentée, par exemple, correspondent à la logique d'un système ultralibéral, performatif, sans finitude et excluant, ne l'oublions pas.
- C'est un peu trop abstrait pour moi.
- Je vais me procurer ce bouquin, le lire et je te raconterai plus précisément.
- Non, merci. Dis-moi plutôt quand est-ce qu'on va voir un match au café.
- Tu n'as pas envie de savoir l'homme que tu es devenu ?
- On ne peut rien faire. On ne va pas revenir en arrière.
- Non, mais on peut faire autrement.
- Comme toi, avec ton vieux Nokia ?!
- Pas forcément. Mais il faut garder en tête que le cerveau est le nid de l'âme. Le façonnage d'un nouveau cerveau à qui on délègue les fonctions habituelles de notre cerveau n'est pas sans conséquence…
- C'est trop compliqué pour moi.
- La conférence était tout public et très accessible. Mais c'est vrai, s'informer fatigue. Mieux vaut se divertir.
- Attends, j'ai un appel, on se parle plus tard ?
- Tu sais qu'un appel peut se différer ?
- Oui, toi tu es en arrêt de travail, tu as du temps
- Et toi, tu ne peux plus te permettre d'en avoir
- Tu sais que tu es performant toi aussi ? Tu as réussi à me déprimer avec un truc auquel je n'ai rien compris !




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