George S. Zimbel via camera democratica |
Quand on est seul, on est illimité, on est comme Dieu.
Dès que quelqu’un est là, on se heurte à une limite,
et bientôt on n’est plus rien, tout juste quelque chose.
Dès que quelqu’un est là, on se heurte à une limite,
et bientôt on n’est plus rien, tout juste quelque chose.
Cioran
D'abord, il n'a pas entendu le long bip affichant son numéro. En se levant, il a cherché désespérément le bon box, entrant partout pour demander son chemin, écoutant à peine ce qu'on lui indiquait. Il me fait penser à un Cioran déglingué. Il a disparu au coin d'un couloir, laissant encore traîner sa voix sur nous.
Devant moi, le type rondouillard, s'est endormi, bras croisés, jambes écartées sur un smartphénis large et plat. Une porte s'ouvre et un nom est gueulé. Le petit gros se réveille, se lève, s'étire. Tiens, il n'est pas seul. Une jeune fille, assise de dos au fond de la salle se dirige vers le médecin. Sa fille, sans doute, qui ne voulait pas attendre avec lui. Père et fille se rejoignent devant l'homme à la blouse blanche. Le petit gros comprend alors sa méprise, et moi la mienne, et dans le silence de sa grimace revient s'asseoir à sa place. L'adolescente, étrangère, était seule. Lui aussi.
La salle se vide comme je progresse dans ma lecture. Ces exténuantes heures d'attente, Ernaux me les a rendues presque imperceptibles. Je pense à elle tout en réalisant que moi aussi, comme le vieillard étourdi et sourd, comme l'adolescente, le clochard repoussant, l'endormi, la jeune femme enceinte, la vieille handicapée, je suis grotesquement seul, perdu, livré aux hommes de science débordés, prêt à recevoir les instructions mécaniques.
La tête passe des pages du livre à l'écran sans plus rien enregistrer. J'ai oublié mon numéro. Je cherche dans mes poches, le sac, le dossier. C'est bien moi qu'on attend. Une infirmière me reçoit et me parle comme à un enfant qu'il faut rassurer, distraire, amuser. Quelques questions de base puis le torse nu demandé. J'ai plus de cinquante ans et dois me soumettre à l'ECG de rigueur. Allongé sur le papier immaculé car déroulé sous mes yeux, je ne sais comment laisser pendre mes bras pour ne pas effleurer la jeune femme rigolote. Elle anticipe ses excuses pour les poils que ne manqueront pas d'arracher les ventouses à la fin de l'examen. On en sourit ensemble. Elle mesure ensuite la tension artérielle sans grande attention, sans autre commentaire que ce que je sais déjà. Malgré la perspective de deux passages consécutifs sur le billard, je reste d'un calme inquiétant.
Evoquant brièvement la question le soir au téléphone auprès cet ami cher et jamais rencontré, j'entends le mot courage lorsque seule l'idée d'une lâche résignation traverse mon esprit. Je me verse un nouveau verre et revois l'infirmière enchaîner les rendez-vous tandis que, sur une chaise face à son box, j'attends d'être reçu par l'anesthésiste. Elle finit enfin sa journée et, laissant sa porte ouverte, entreprend un ménage succinct. Rouleau déchiré, gants poubellés, lingettes utilisées pour le nettoyage de la table d'examen, du brassard du manomètre, des électrodes. Elle me sourit et je retourne vers mon livre sans savoir où j'en suis. J'aimerais l'emmener prendre un verre. En savoir un peu plus sur sa vie. Je lui ai à peine parlé et ne la reverrai jamais. Elle aurait pu me faire ce qu'elle voulait, je lui avais offert ma confiance à l'aveugle. Et cet anesthésiste qui liste une vie de petits malheurs, épais sourcils en bataille, rassure au téléphone un patient équipé d'une prothèse de hanche devant subir une opération cardiaque, me conseille la générale vu mon gabarit et mes antécédents, me prévient que je n'aurais certainement pas affaire à lui mardi, me suggère de demander, en cas d'anxiété, un cachet à mon arrivée à l'hosto, accepterait-il d'aller boire un coup alors qu'il finit sa journée avec moi ? Ils savent tout de moi, mon intimité, mes pires humiliations, je ne sais même pas leur nom.
L'infirmière vue une heure auparavant est encore là, de dos, dans une salle près de la sortie. Je lui lance un au revoir en souhaitant un adieu. Je rejoins le scooter lessivé. La journée commencée à l'autre bout de la ville, anesthésié sur le siège à paillettes d'un dentiste excentrique se termine. Je n'ai pas la force de me rendre au vernissage d'une amie photographe. Je ne ressens aucun égoïsme. Je quitte pourtant l'hôpital où elle a subi, il y a deux mois l'ablation d'une tumeur et où on lui administre deux fois par mois des séances de chimio harassantes et déprimantes. Je pense également au cancer des familles que m'a annoncé il y a deux jours cet autre ami cher. Et combien mes nouveaux soucis de santé, pénibles, contraignants, douloureux et angoissants, sont bien dérisoires en comparaison. En finissant la bouteille, j'envisage de m'installer ailleurs, le temps de la convalescence, afin d'épargner à ma compagne, à sa fille et aux miennes, au chien et au chat aussi, les tracas et ridicules de mon quotidien futur. Mais l'infirmière rigolote m'a ordonné de ne pas rester seul. Si elle savait...
Un peu jazz et beaucoup blues ?
RépondreSupprimerhttp://lameduseetlerenard.blogspot.fr/2016/06/roulement-de-tambour.html