jeudi 30 juin 2016

J'm'enrhume


Insomnie. Au milieu de la nuit,
je me suis vu produire des sensations douloureuses.

Cioran, Cahiers



Rester digne. Ce devait être une question de dignité. Et d'abnégation. De contrôle de soi. Nous n'offrions aucune autre attitude. Personne.
Pourtant je redoutais ce moment. Après la première fois. Au contraire, elle s'est montrée bien aimable. La première fois, en fait, elle n'était pas là. J'étais allé voir mon médecin qui, assistée d'un étudiant en stage, m'avait examiné, alarmé et envoyé aux urgences de l'hôpital le plus proche, là même où j'avais été opéré quelques mois auparavant. Je sentais bien qu'un truc clochait. En quelques tours de mains et peu de mots du trio chirurgien, interne et infirmière, je fus examiné, endormi, incisé, soulagé, programmé au bloc avec une certaine Nabilla et conduit vers la sortie. Sonné, j'encaissais avec indifférence cette nouvelle manifestation de décrépitude, la perspective d'une longue convalescence et une intervention en deux temps. J'arrive.
Le lendemain, après avoir informé mon médecin et mon employeur, j'ai ressenti le besoin de connaître la personne qui allait m'opérer. J'appellai le service et appris qu'aucun rendez-vous n'était possible avant deux mois. J'insistai. Ce médecin doit m'opérer la semaine prochaine. On me passait un autre interlocuteur, compteur à zéro. Enfin une âme bienveillante me proposait la seule solution : Nabilla étant réquisitionnée aux urgences tous les mercredis, il me fallait tenter ma chance le mercredi suivant. Je me pointai donc le mercredi suivant aux aurores. Je racontais ma petite histoire au préposé ahuri de l'accueil qui décidait de ne pas m'inscrire sur son registre mais d'en parler directement à Nabilla à son arrivée d'ici une heure. Je patientai avec un bouquin et quelques éclopés dans mon genre. Plus j'approchais de la fin du livre, plus la salle de désespoir devenait effrayante, et je comprenais avoir été oublié. Il y avait un type allongé sur un brancard, amené par des ambulanciers barraqués qui taillaient une bavette aux hormones avec l'agent d'accueil, deux fêtards mal rentrés, collant leur douleur à leurs écrans de poche, un vieil homme un pied et demi dans la tombe et un masque à oxygène sur le pif, un type entre deux âges et deux ou trois maux découragé par cette faune qui se développait à chaque regard levé. Je refusai de les regarder plus longuement induisant que leur peine était plus frappante  que la mienne. 
L'ahuri vint enfin vers moi et repris mon nom. Il allait appeler Nabilla, voir si elle pouvait me voir. Il me fit ensuite venir dans son box et m'affirma que la sommité était débordée, que ça n'allait pas être possible. J'insitai calmement, rappelant la date imminente de l'intervention, les conseils balancés au téléphone par son service. L'appareil à l'oreille, il partit dans un couloir, à la recherche de la coupable et me claquant les portes automatiques au nez. J'étais au centre d'une tornade grotesque et le temps filait loin de mon travail lorsque des coups pressants se succédèrent sur les vitres du box. Je me retournais sur un type qui me faisait de grands signes hystériques que je tardais à comprendre. Il voulait que j'appelle quelqu'un, en urgence. Je ne suis qu'un pauvre patient épuisé, essayais-je de lui faire comprendre en langage des signes non révisé. Ça s'agitait autour de lui et j'aperçus enfin, au bout de son doigt, un sexagénaire au bord d'une crise critique que ce remue-ménage ne risquait pas d'apaiser. A mon tour, question de vie ou de mort, je me lançai dans une ridicule chorégraphie de signes à travers les portes que l'on n'ouvrait qu'à l'aide d'un badge élecronique. Les secours furent rapides et m'expulsèrent du box. Ce n'est qu'une fois cette vie défaillante maintenue qu'une infirmière me conduisit au box de Nabilla. Elle n'avait rien à voir avec la poupée à shampoing de la télé. Et une remontrance de circonstance me fut administrée. Ça ne se passait pas comme ça ici, me dirent Nabilla, l'interne et l'infirmière. J'étais venu aux urgences, on m'avait expliqué de quoi ça retournait, filé de la documentation, il n'y avait pas lieu de reprendre les choses, je tombais mal, le site de l'hôpital proposait d'ailleurs une vidéo très bien foutue sur l'opération et ses suites, au revoir monsieur. Je lâchais lâchement  ce qui à leurs oreilles passait pour des âneries, justifiant ma démarche, le besoin de savoir à qui je soumettais mon sort, ce genre de considérations anxieuses. Je vois mes patients au bloc, conclut Nabilla. Vous êtes rassuré ? s'enquit l'infirmière en me reconduisant. Je tentai l'ironie mais eus du mal à cacher mon dépit. Je filai comme un moins que rien au grand air, en pleine déréliction sur cette grande artère soumise aux particules fines, me demandant s'il était utile de solliciter un second avis ou s'il valait mieux foncer avec mon scooter dans le premier camion. Quelle autre solution que de se dissoudre ? comme disait l'autre.
Je n'ai tenté d'en finir avec la vie qu'une seule fois. J'avais cinq ans. Dans un taxi à Madrid. Sur la demande de ma mère, j'étais allé chercher mon père dans un bar ou avais été contraint à rester avec lui en cette fin de soirée, afin qu'il éprouve quelque honte de boire comme un Espagnol devant son petit garçon. Au lieu de quoi, nous rentrâmes fort tard, après le dernier métro et, ayant échoué dans ma mission, j'ouvrai la porte du taxi décidé à disparaître tragiquement. Qu'ils règlent leurs histoires entre eux ! Malgré son état lamentable, mon père eut le réflexe adéquat et me maintint en vie en me passant un savon mémorable et m'humiliant devant ma mère à notre retour houleux. Depuis, trimballant l'erreur de mon angoissante naissance de bancs d'école en terrains de foot, de lits de filles en échecs divers et variés, je n'ai à ce jour pas tenté de nouveau ce type de geste, redoutant certainement la mortification d'une main me retenant au dernier moment. 
J'ai donc retrouvé l'hôpital de jour, la charlotte et la tunique à lacer dans le dos, le lit à télécommande et le voisin gémissant et perdu, la balade allongé à toute berzingue dans les couloirs menant au bloc, l'interrogatoire policier de l'anesthésiste facétieux, la peur de ne pas me réveiller, la crainte de la douleur au réveil, et tout ce qui fait de nous des êtres risibles. Elle était là, Nabilla. Elle me resituait. Sous ce masque professionnel, je sentais l'odeur de la vengeance dont j'allais être victime une fois endormi. On allait me faire payer mes prétentieuses velléités de faire changer les choses. J'allais voir ce que j'allais voir. Une fois réveillé. Bon voyage me chuchota à l'oreille l'anesthésiste farceur. Allez vous faire foutre, qu'on en finisse !
Je n'ai pas revu Nabilla avant de quitter le soir l'hôpital. Ce privilège me serait accordé trois semaines plus tard. Entre-temps, vacances forcées et apprentissage têtu de la mobilité réduite. Je suis devenu mon propre garde-chiourme, m'accordant une promenade par jour dans le quartier, vite essoufflé. 
Le temps est venu de revoir Nabilla. Je me prépare comme je le peux, essayant de ne pas appréhender le moment, mais en retard tout de même. A l'accueil, on me demande si ce médecin me connaît. Elle m'a opéré, c'est tout. On m'envoie aux consultations. On m'enregistre et me fait asseoir parmi ces fauteuils roulants, des cadavres en sursis, mes frères infortunés. Tous très dignes donc. Mais à peine installé tant bien que mal, on m'appelle. L'infirmière ne m'a pas trouvé sur sa machine. Il faut que je passe par la case caisse. Surpris de ne pas y avoir été invité à mon arrivée, je m'exécute de bonne grâce tout en le signalant à l'accueil. La belle black au tee-shirt moulant ne comprend pas et m'affirme que sa collègue aux consult' a fumé la moquette. Elle l'appelle et lui apprend que je suis un patient "ouvert". Excuses au bout du fil, et rires complices lorsque la top-modèle me fait promettre de ne pas rapporter l'image qu'elle a choisie pour qualifier l'étourderie de sa collègue. En m'éloignant, je lui balance que mon silence se négocie et elle m'invite à revenir la voir une fois que j'en aurais fini avec Nabilla. Je reste calme. 
Nouvelles excuses et nouvelle installation en position attente. L'été semble s'être décidé et je suis sorti trop couvert. J'ôte ma veste et hésite à me servir un peu d'eau à la fontaine comme le fait maladroitement ce vieux couple malade lorsque sonne le tableau et s'affiche mon numéro et celui du box de Nabilla. Je perds la page de Mort à crédit en rangeant comme je peux le bouquin dans ma précipitation. Je retrouverai le Passage des Bérésinas plus tard. 
Je toque deux coups timides et entre, muni de la dose nécessaire de sérénité et de détermination. Je n'ai pas peur. Je ferai pas ma chochotte. Un peu de dignité, bon sang !, qui se désintègre lorsque Nabilla me force à rappeler notre première rencontre dont elle se souvient parfaitement. Mais question essentielle monsieur, comment allez vous ? Si je m'y attendais à celle-là… Bien, enfin, je tiens le coup, évitant soigneusement de qualifier les soins quotidiens en séances de torture. J'essaie une blague. Elle me sourit et je perds toute contenance. Cette femme sait sourire ! Et bien mieux que son homonyme en plastique. Me voici suant ma souffrance sur la table d'examen, me rhabillant à la hâte dans les toilettes, épongeant mon front avec le rouleau d'essuie-mains, et retrouvant mon face à face avec la patronne, prêt pour le verdict. Tout se passe bien, me rassure-t-elle en planifiant l'intervention à venir et m'interdisant de partir en vacances. Partez plutôt en octobre, si vous le pouvez. Bien Madame, je ferai tout ce que vous me demandez. Mais dites-moi, ce sera aussi pénible ensuite, les soins, l'arrêt de travail, tout ça ? Oui, avoue-t-elle. De plus, il me faudra ponctuellement la revoir. Je m'en réjouis presque. D'ailleurs, elle veut me voir une semaine avant l'opération, histoire de vérifier que l'évolution suit son cours. Elle me raccompagne en salle d'attente, une infirmière devant me fixer un rendez-vous avec l'anesthésiste et fournir le dossier pré-opératoire, et en me serrant la main tout sourire, elle me conseille de filer confirmer notre rendez-vous à nous avant la fermeture du bureau. Chose rapidement faite. Je retrouve dès lors mes anciens compagnons de dignité. Que se passe-t-il ? J'ai l'impression qu'ils n'ont pas bougé de place. Sont-ils seulement vivants ? Une béquille glisse le long de l'accoudoir d'un fauteuil roulant, réveillant la vieille dame qui l'occupe. Je fais un geste dans sa direction mais elle ne le souhaite pas, elle va se débrouiller. Je ne l'écoute pas, constatant qu'il lui faudrait effectuer les contorsions d'une gymnaste chinoise pour arriver à ses fins, mouvement dont elle semble bien incapable et qui entraînerait également sa chute. Elle me remercie avec la gratitude d'un mourant à qui l'on vient d'augmenter la dose de morphine. Et là, je l'aperçois, l'infirmière rigolote de la dernière fois. Elle débarque son sourire indéfectible et sa voix jeune et insouciante à l'affiche. L'attente se fait plus douce et j'espère tomber sur elle tandis que j'essuie mon nez. La dernière fois que je me suis enrhumé, c'était après un passage dans une salle d'attente… Aujourd'hui, c'est moi qui sème mes miasmes.
Mon tour arrive et c'est une miss catastrophe rousse qui s'occupe de moi. Je reconnais cette plaie. C'est à elle que j'avais eu affaire avant mon opération de décembre. La panique faite femme. La noyade précipitée dans le verre d'eau. Je lui explique que l'anesthésiste vu avant la première opération, il y a un mois, m'avait dit qu'il n'était pas nécessaire de le revoir lui ou un confrère avant la seconde intervention, sauf souci de santé survenu entre-temps. Elle s'en étonne et, après avoir compté sur ses doigts, décide qu'il y en a un qui dit ça, l'autre qui dit autre chose, mieux vaut faire comme on fait toujours. Je lui signale mon rendez-vous avec la chirugienne et demande s'il est possible de ne revenir qu'une fois et voir l'anesthésiste dans la foulée du médecin ou avant. Elle me rétorque que ça n'a rien à voir et compose un numéro. Je décide de ne pas m'énerver, parce que je suis heureux d'avoir découvert la vraie Nabilla, que règne ici dignité et abnégation, ou un truc dans le genre, et que vient de s'installer dans le box voisin ma copine rigolote. Elle ne me voit pas, mais je l'observe tandis que sa collègue rousse se débat avec son téléphone et son agenda de poche d'un autre temps. La rigolote essaie de faire comprendre à un type devant se faire opérer qu'il doit rentrer de vacances avant la date prévue pour ce fameux rendez-vous obligatoire avec l'anesthésiste. L'autre s'effondre. Il a l'âge d'être à la retraite, mais ne supporte pas de devoir changer ses plans. La rigolote est diplomate. Quand elle devient plus ferme, c'est toujours avec son air canaille. Ma folle-dingue parvient enfin à joindre le service et note le rendez-vous avant de raccrocher. Le 26 juillet, 11h15. J'ai peu de mémoire pour les chiffres, ne retient aucune date, aucun horaire, âge, anniversaire, découvert, aussi extirpé-je de ma poche l'imprimé mentionnant ma revoyure avec Nabilla. Et lis le 26, à 11h05. Petit problème, dis-je à la rouquine dépressive. Mais vous ne m'aviez pas dit, s'insurge-t-elle. Si, mais vous ne m'avez pas écouté. Vous m'avez dit qu'il n'était pas nécessaire de revoir l'anesthésiste, pas que vous revoyez le médecin le 26. Je vous assure que je l'ai fait, que vous avez balayé l'info, mais ce n'est pas grave, que fait-on ? Un court instant, je me suis admiré. Ce flegme soudain trahissait mal mes origines hispaniques. Elle rappelle et ne peut obtenir un autre créneau. Toujours calme, je suggère d'informer le service de mon retard à prévoir. Mais déjà on l'appelle et elle me quitte une minute, dit-elle. 
Je reste seul, en tête à tête avec la rigolote, si ce n'était cette paroi de verre qui nous sépare. La voilà qui râle contre un boulot qu'on lui colle entre deux autres, en période déjà chargée. Mais jamais son air léger ne la quitte. Je suis cette fois résolument tourné vers elle, attendant son regard. Elle se tournerait vers moi, me reconnaîtrait et me sourirait, prendrait des nouvelles de ma santé, et mon 06. Mais plus certainement, elle ne me reconnaîtrait pas et verrait en moi un autre de ces malades qui noient leur trouille dans la drague à tout-va. C'est moi qui lui dirais qu'on s'est déjà vu, que je me suis déshabillé devant elle, qu'elle m'a fait un électro, a plaisanté sur les poils arrachés et deux ou trois autres blagues, qu'elle m'avait souri en faisant le ménage à la fin de sa journée, que j'avais eu l'envie d'aller boire un coup pour qu'elle me raconte sa vie… Ce dernier point peut-être pas. C'est un type présent dans la salle d'attente depuis mon arrivée qui attire notre attention. Il demande si des fois, par le plus malheureux des hasards, il n'aurait pas été oublié. Il avait rendez-vous avec mon chirurgien de décembre et attend depuis plus de deux heures. La secrétaire ne sait où se mettre, le médecin est déjà parti. Le gars affirme habiter à deux heures et demi de l'hosto, mais se résigne à prendre une autre date. La rigolote compatit et déclare que l'assistante devrait être plus attentive, que ce n'est pas la première fois. C'est alors que cherchant l'approbation de l'assistance, elle se tourne vers moi et me sourit, me renvoyant à mes fantasmes puérils. Je me décompose et ne possède plus qu'un sourire certainement niais à produire. Surtout que ma folle revient, s'excuse de son absence prolongée et reprend les choses en mains bordéliques. Ne vous en faites pas, détendez-vous, tout va bien, je vous invite même à prendre un verre pour vous montrer que je ne vous en veux nullement d'être ce pataquès pathétique, vous me raconterez ce qui vous meut et ce que la vie vous a réservé jusqu'ici, ne suis-je pas tout autant ridicule avec mes petites histoires ? Mais déjà elle me tend mes papiers, se lève et s'empare du dossier suivant. C'est qu'il se fait tard… J'ai bien fait d'avoir accepté le rendez-vous avec un anesthésiste. Avec un peu de chance, je retomberai sur mon infirmière préférée…




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