mercredi 22 juin 2016

Impressions




Il me semble reprendre un peu du poil de la bête, impression renforcée par cette décision de ne plus me raser. Confiant, prenant mon temps et le bus, je dois ce matin passer par la case généraliste censée prolonger l'arrêt de côté, ma longue, pénible et réjouissante mise à l'écart du monde qui va. Abandonnant ma médiocre solitude, simplement embellie par mes livres et la bienveillance de quelques proches, je côtoie donc la vulgarité, mes semblables, âmes en pleine déconfiture, chômeurs, retraités, malades, collégiens en vacances interdites, personnes sans domicile… Et soudain, je sens devant moi, presque collée à mon livre, une présence féminine, insistante, dandinante. Mes yeux lâchent la noyade inévitable de Pierre Javelin, la nôtre à venir, découvrant les écouteurs de cette jeune black emportée par son javélisé son RnB, un regard qui ne croisera jamais le mien. Je reprends le vertigineux chemin de K du Gaffeur.

Il remit de nouveau sa cravate d'aplomb, mais cette fois-ci pour dégager sa pomme d'Adam : je le choquais, même je lui faisais l'effet d'un énergumène sans doute. Ce qui le désarçonnait visiblement c'est que j'étais tout calme au-dehors, on ne me voyait ni gestes sauvages ni écume à la bouche, et que je parlais comme si je n'avais pas toute ma raison. Il n'imaginait pas que, ne comptant plus sur mon petit papier, je n'avais aucun désir d'édulcorer mes discours d'anémités déférentes. 
- Voyons, ne vous désespérez pas, dit-il d'un ton paternel, rien n'est encore perdu. 
- Non, rien en effet, si ce n'est ma femme, mon logement, mon travail, ma signature maintenant – je mis les coudes sur le comptoir et le regardai avec confiance. Eclairez-moi, mon bon, que me reste-t-il à perdre encore? Ma liberté ? Mais la liberté ne se perd pas, elle se gagne, qu'en pensez-vous ?
C'en fut trop pour lui. Il voulait bien être gentil, mais quand au lieu de vous en avoir de l'obligation les clients se mettaient à battre la campagne, on se demanadait pourquoi d'ailleurs, il ne restait qu'à leur donner sur les doigts.
- Où vous croyez-vous donc ? cria-t-il. Enlevez-moi ces coudes d'ici ! A-t-on vu ça, faire le mariole dans une situation comme la sienne… Revenez dans quelques jours, on en reparlera.
- De quoi ? dis-je. De quoi reparlera-t-on ? De la liberté ? Comme ce sera bien… Rencontrons-nous dans un bar, nous seront mieux pour causer.
J'avais envie de faire le kangourou, de faire le singe qui siffle, le cheval qui hennit. Il regarda autour de soi comme pour chercher aide et conseil, ou pour s'assurer que personne ne m'avait entendu : je n'étais pas seulement fou, j'étais compromettant. Mais, chacun étant occupé de son côté, il jeta une note hâtive sur ses papiers, les fourra vivement dans le tube pneumatique, et me lança de revenir le lendemain.
- Pour quoi faire ? Est-ce parce que demain n'étant pas aujourd'hui vous espérez que ce sera à un de vos collègues de me prendre en charge ? Pas une chance sur mille que je vous retombe sur le dos, n'est-ce pas ? Eh bien détrompez-vous, trois zéro six, je vous retomberai sur le dos. Je vous réclamerai tant et plus, tous les jours de votre vie je vous réclamerai. 
Je ne sais si c'était affolement, ou élan de sympathie au contraire, mais il posa ses coudes face aux miens et m'offrit un sourire maladroit, le premier peut-être qu'il eût jamais offert à cette place. Il fut long à trouver ses mots tant cela le changeait. Les gens, parce qu'ils ont leurs soucis, me confiait-il, et qui est-ce qui n'a pas les siens, se plaisent à taper sur le pianiste. Quand on va chez le coiffeur, est-ce qu'on lui en veut de ce que le poil vous pousse de travers ? Un homme se présente d'un côté, son dossier de l'autre, et voilà le pauvre fonctionnaire pris entre l'enclume et le marteau. Il n'y est pour rien cependant. Il n'est personne. Mon affaire par exemple, il y a dix minutes, il n'en soupçonnait pas seulement l'existence. Pas une virgule là-dedans dont il fût responsable ; il ignorait même qui les mettait, les virgules. Les dossiers, une fois en route, circulaient de leur propre chef, mais on n'en connaissait ni la provenance, ni la destination. L'ignorance, au demeurant, était obligatoire ; c'est elle qui permettait d'accomplir son travail sans y mêler des sentiments ou des émotions qui en eussent faussé la marche. Il était même défendu de se faire une opinion personnelle, source inévitable de préjugés et de partialité. Le produit, si l'on veut, passait de la fabrication au consommateur sans être pollué. A ce point de vue l'organisation était parfaite, elle assurait le minimum d'hygiène. 
- Alors, vous comprenez, plaidait-il, on est une étape nous autres ici, tout juste une étape. L'intéressé et son dossier s'y arrêtent un moment, on tâche de voiT s'ils se vont l'un l'autre, ni plus ni moins comme on ajuste un pied dans une chaussure, puis on passe la main. tenez, je ne devrais pas vous le dire, il paraît que votre signature et vos empreintes digitales ne se correspondent pas.
- Ne… se… correspondent pas ? dis-je.
- Eh non, reprit-il, ragaillardi de me voir raisonnable de nouveau. Pas du tout même.
- Et lequel des deux n'est pas d'accord avec l'autre ?
- En général, c'est soit réciproque, soit à tour de rôle, ça dépend. 
- Et en particulier ?
- En particulier ?
- Oui, pour moi, ça cloche dans quel sens ?
- Oh, pour vous, ça n'a pas encore été décidé. C'est pourquoi je vous conseille de revenir dans quelques jours. 
- C'est ce qu'il leur faut, quelques jours, aux signatures et aux empreintes digitales, pour se raccorder ?
- Sûr, quelques jours et tout s'arrangera, vous verrez. Revenez donc avec un certificat de naissance, de domicile, de travail, le livret militaire, le livret de famille, un compte-rendu détaillé de votre vie, et quatre témoins munis de leurs papiers en règle. 
- Quatre ? Avec leurs papiers en règle ?
- Vous y êtes, s'exclama-t-il, tout content de m'avoir domestiqué.


Il commence à faire chaud dans la voiture. Le vieil homme qui a pris la place de la jeune black ouvre discrétement sa chemise. D'entre elle et son maillot de corps qui lui colle à la peau, il tire un sac plastique qu'il pose sur ses genoux, puis un second qu'il place devant le premier. Il reboutonne avec dextérité sa chemise, et soulagé, perd un soupir. 
Malade prolongé, je refuse crânement ce statut édifiant et rallonge la journée. L'après-midi, je me suis proposé de donner un coup de main pour récupérer la chatte chez le véto. Cette intrépide idiote est revenue d'une escapade nocturne avec trois fois sa patte arrière. Une rencontre câline ayant mal tournée certainement. Un jet de morphine et on n'en parle plus. Je pensais à cet homme tout en souffrance aperçu encore dans le coltard en salle de réveil après mon opération. Du blanc s'agitait autour de lui, experts en colmatage de douleurs, accrochant au-dessus du pauvre animal une sacoche de morphine. La poire, lui expliquait-on, était réglée pour la bonne dose, il ne devait en aucun cas hésiter à appuyer dessus dès que la douleur revenait. Qu'avait-il ? Qu'est-il devenu ? Souffre-t-il toujours ? Trop couvert, sans épaisseurs de sacs plastiques à retirer, j'effaçais ces errances suffoquant dans le wagon, la caisse du chat à mes pieds. Une voix plaintive et obsédante s'avançait. Ayez pitié ! Ayez pitié ! beuglait-il relevant mes yeux. Je m'appelle Eric, j'ai 23 ans, je dors dans le métro depuis quelques mois…, personnage et discours quotidiens auxquels nous ne prêtons plus ni attention ni nom. Obèse en devenir, flanqué d'un survêt' de compétition, sa bouche avalait puis recrachait le masque chirurgical dont il s'était équipé. Ses yeux illuminés, au bord des larmes, imploraient les voyageurs indifférents. Il confessait, à genoux, avoir fréquenté les hôpitaux psychiatriques, être reconnu schizophrène et implorait la pitié, priant les yeux levés au ciel du wagon. Sans aucune ressource, aucune, je ne demande même pas dix centimes, juste un centime. Ayant changé de futal avant cette pérégrination vespérale, je réalise que je n'ai pas même un centime sur moi et maudit ma légèreté. Mais déjà, le jeune homme s'est engouffré dans la voiture suivante, nous abandonnant à nos fragiles et dociles existences, minutieusement décrites entre 1949 et 1953 par Jean Malaquais, écrivain dont Norman Mailer affirmait qu'il avait cinquante ans d'avance



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