J'ai changé de kiné et ça va mieux. J'ai changé de kiné et je m'en veux. Mais mon médecin était formelle : je ne travaille avec ce genre de kiné ! Je ne vais pas vous laisser comme ça dans la nature. Je me demande si je ne lui inspire pas un peu pitié ou si c'est de l'amour… Je suis retourné voir David et c'est autre chose. Mais je ne verrai plus Pierre. Le jour de mon accident de scooter, après les urgences, j'ai appelé Pierre. J'étais encore sous le choc, le bras en écharpe, à jongler avec les doliprane™ et je n'ai pas osé contacter David. Je n'avais plus de véhicule, j'avais mal et je ne me voyais pas aller jusqu'à son cabinet, à pied, trois fois par semaine, j'ai donc opté pour Pierre. Je sais aussi que j'ai eu un sentiment de gêne, de honte presque. Ma mentalité ouvrière. Encore appeler David ? Il va me prendre pour un type extrêmement fragile, toujours un truc qui cloche. Ou un vieux, qu'il va devoir se taper jusqu'au bout. David, je l'ai rencontré il y a quelques années, pour une rééducation d'un genou artroscopé. Trop de foot dans ma jeunesse. C'était la deuxième artroscopie. Une à gauche, une à droite. Heureusement qu'on n'a que deux genoux. Manque de bol, quelques années plus tard, déjà après une chute de scooter, je suis retourné voir David. Encore un genou douloureux et une côte fêlée en sus. Et puis, l'an dernier encore. Cette fois, j'étais à pied quand je suis tombé. C'était en plein hiver, j'étais parti au boulot en RER, avais mis plus d'une heure et demi à arriver sur place au lieu des 25 minutes habituelles en Vespa et, à peine sorti de la gare, une plaque de verglas sous la chaussure et moi sur le dos. Bref, j'avais peur que David commence à en avoir marre et j'ai essayé Pierre.
J'ai immédiatement compris à qui j'avais affaire. Pierre portait une blouse verte tâchée, ou pas lavée depuis longtemps. Se marrait et parlait tout le temps. Il n'avait surtout pas envie de s'emmerder. Quatre pièces différentes pour lui tout seul, plus une salle au fond dite de remise en forme, avec machines, poids, et écran plat branché sur BFMTV, de quoi amortir les investissements si on sait s'y prendre. Et Pierre sait y faire, même si ce n'est pas dans la dentelle. Souvent quatre, cinq, six, patients étaient convoqués à la même heure, et croisaient ceux qui étaient encore là, ceux qui arrivaient après. Un vrai bordel. Mais avec tout le monde, Pierre se marrait. Même ce vieux bonhomme, opéré en Normandie après s'être fracturé un tendon avec une tronçonneuse. Ces cons de Normands, ils avaient oublié de lui dire de commencer la rééducation en rentrant chez lui. Le pauvre est resté trois mois avec son attelle. Résultat, le bras est toujours à l'équerre un an après, la main déformée, sans force, une greffe ayant pris entre l'avant-bras et le biceps. Il y avait aussi cette dame, un peu plus jeune. Elle, c'était son corps qui était à l'équerre. En s'asseyant sur une des machines de la salle du fond, sans surveillance, elle est restée coincée entre le repose-tête et une barre de maintien. Au bout de cinq minutes, elle a réussi à se faire entendre et Pierre est arrivé en se marrant et en la grondant comme on le fait avec les enfants qui ont fait une bêtise.
Chez Pierre, il y avait tous ces anciens ouvriers issus de l'immigration, comme on dit à la télé. Ces corps qu'on a trop soumis aux cadences infernales et qui, aujourd'hui, à l'heure de la retraite, se font entendre et rendent difficile le repos certainement bien mérité. Mon père est mort l'année de sa retraite, un mois avant. Trop exposé aux produits toxiques du bâtiment dans les années 60-70, et le tabac et l'alcool, habituels dans ce milieu.
Avec moi, Pierre a commencé à dire qu'ils auraient dû me platrer. Quand je lui ai restitué les arguments du chirurgien vu 2 minutes aux urgences, le fait qu'il s'agissait d'une fracture sans déplacement, que le coude était une articulation délicate qu'on essayait de ne pas trop mobiliser, il a convenu qu'ils avaient bien fait, que j'avais gagné deux mois. La première séance fut douloureuse, l'accident ne datant que d'une semaine. La deuxième encore un peu plus. Il y allait franco, comme s'il avait engagé une course contre la montre, cherchait à m'expédier, comme si je n'avais pas gagné deux mois… Il m'a vite posé un poids sur le poignet, le coude reposant sur un coussin bouffé par son chien. Il me laissait comme ça plusieurs minutes tandis qu'il allait s'occuper des autres, vendait de la terrine, conseillait des Yougos (dixit Pierre car avec eux, vaut mieux les appeler comme ça que de se tromper sur le nom de leur nouveau pays) les bonnes affaires du net dans le domaine des tables de massage qu'ils pensaient aller revendre dans leur pays. Je l'ai même entendu affirmer à une patiente, en vendant une crème pour le corps qu'il achetait 19,60€ ne faire que 40 centimes de bénéfice alors que sur internet, pour les professionnels, elle était vendue 35€ ! Pierre m'a également conseillé le meilleur resto du coin. Si vous aimez la viande, hein, si vous n'aimez pas, c'est pas la peine, parce que les entrecotes, c'est comme ça, 300 grammes minimum, donc faut aimer la viande. Le type, c'est un ancien boucher qui a ouvert ça. Et, je peux vous dire que la viande, c'est pas la viande que vous bouffez chez Hippopotamus qui n'a aucun goût malgré toutes les sauces qu'ils rajoutent. Non, là-bas, c'est de la qualité, je peux vous le dire, j'étais dans la boucherie, moi, avant...
David, ça n'a rien à voir. Tout en douceur. Pour la première fois, je suis ressorti d'une séance sans avoir mal partout. David, c'est un ancien sportif de haut niveau, médaillé olympique, tout ça. Il parle peu. Marmonne et fait parfois des étirements dans votre dos. Un mec cool et sérieux. Pas le genre à vous abandonner, un poids sur le poignet, pour aller parler chasse avec un couple de vieux habitués. Je sais que je vais être bien soigné. Mais Pierre va me manquer.
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