Thomas Balte |
Où va ce pays ? se demandait la vieille dame à laquelle un type avait cédé sa place. Elle discutait depuis quelques minutes avec une black aux cheveux blancs. Elle venait d'acheter un balai dans le grand bazar du centre commercial, au bord de l'autoroute. Pour balayer la cour, parce qu'elle est tellement sale que j'en ai honte. C'est peut-être pas très solide pour la cour, ça, avait estimé l'autre ; à Auchan, ils sont bien, leurs balais. Et puis, à l'arrêt suivant, lorsqu'ils sont montés et qu'ils sont passés devant elle, elle a lâché sa réflexion à haute voix, Où va ce pays ? Son amie a précisé que ce n'était pas nouveau et que ça allait empirer. Qu'on allait voir ce que ça allait devenir.
La première fois, ça m'a surpris. En entrant dans le bus, j'ai remarqué des places vides et trop de passagers debout. Encore mal réveillé, je n'ai pas fait le lien. Je me suis assis pour lire. C'est lorsque j'ai vu quelques regards se tourner vers moi que j'ai compris. Je m'en foutais ou quoi ? J'étais donc comme eux ? Eux, c'étaient ces hommes et ces femmes qu'on appelle du voyage, les roms, les gitans, les manouches… Ils voyageaient en transports en commun, et ça, le commun des mortels français, il avait du mal. Que fuyait-on en laissant vide l'espace autour d'eux ? L'odeur ? L'image ? La marginalité ? La pauvreté ? La délinquance ? Pas l'air très réveillés non plus, silencieux, ils acceptaient les clichés avec lesquels ils voyageaient.
Tous les matins, lorsque je choisis l'option avec changement, je les vois. Ils viennent des camps situés dans le haut de la ville et descendent à ce point névralgique de notre banlieue : terminus des bus, gare routière, centre commercial. Ils se réunissent sous le pont de l'embranchement de l'autoroute. Je ne sais pas ce qu'il se passe ensuite. Restent-ils toute la journée dans les parages ? Certains d'entre eux poussent-ils jusqu'à Paris, à quelques minutes de là ? Je me suis précipité dans le second bus vite engagé sur l'autoroute. Derrière ma vitre, d'autres campements au-dessus des talus.
Le trajet du soir est plus long. Les embouteillages, la circulation aléatoire, d'autres incidents qui m'échappent, rendent, après une journée de travail monotone, le trajet plus pénible. Beaucoup de personnes stressées-pressées d'aller faire leurs courses, voir un film, dans le plus grand centre commercial de France ou calculant le temps restant pour choper leur RER. L'arrière du bus est rempli de jeunes. Ça chahute, ça parle fort, ça fout la musique à fond saturé, ça provoque, ça agace… Avant-hier, ils étaient cinq ou six à se raconter leurs exploits d'apprentis-délinquants, leurs frictions avec les contrôleurs, les flics, les juges. L'autre soir, un jeune black s'amusait à mettre sa basket sous le nez d'une fille et lui demandait de baiser son pied. Elle trouvait ça drôle et a déposé un bisou, vite fait. L'autre n'a pas enlevé son pied.
Les habitués savent que, à partir d'une certaine heure de l'après-midi, il faut éviter cet espace.
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