mardi 28 octobre 2014

Barbares

Dès mon retour au boulot la semaine dernière, mes collègues ont tenu à m'annoncer la bonne nouvelle : on avait enfin réussi à se débarrasser de Sylvie, notre femme de ménage attitrée. Je n'ai jamais bien compris l'acharnement de tous contre cette pauvre femme. Pour deux raisons essentiellement. La première étant qu'à mon arrivée à ce poste, je me suis rapidement tenu à l'écart de tous les habituels racontars, ragots et autres commentaires des faits et gestes des uns et des autres, de l'actualité et des programmes télé. Non pas que je refuse absolument ce genre d'échanges, ils sont  souvent sociologiquement très riches. Mais ils se déroulent principalement dans l'exigüe pièce qui nous tient lieu de cuisine, de cafétéria et accessoirement de salle de repos du personnel. Et dans ce qui s'apparente à la cabine des Marx brothers, il faut parler fort pour imposer son point de vue, aussi stupide ou commun soit-il, faire des vannes et rire à pleine gorge tout en auscultant son interlocuteur avec la rigueur d'un médecin nazi. J'ai peu l'esprit grégaire et passe pour un type arrogant et solitaire. Ça ne me dérange pas. L'autre raison qui me rend incompréhensible le harcèlement dont a été victime Sylvie a pour origine mes origines. Fils d'une femme de ménage, je me sens naturellement et bêtement plus proche de celles et ceux qui exercent ce genre de métier pénible et ingrat. Et j'ai aimé de temps à autre discuter avec cette femme aujourd'hui portée disparue. 
Malgré mon décalage plus ou moins volontaire, j'ai entendu parler de Sylvie à quelques reprises. On lui reprochait un travail mal fait, des pauses trop fréquentes, un caractère difficile et même un parfum trop entêtant – ce dernier point, je l'avoue, m'a parfois également gêné, mais est-ce vraiment une raison pour prendre quelqu'un en grippe ? Et puis, il y avait surtout cette soirée du Jour de l'an, il y a quelques années, maintes fois racontée en détails par mes collègues hilares. Sylvie avait tenu à inviter pour le dernier repas de l'année les personnes qu'elle croisait chaque jour dans son travail. Beaucoup s'étaient désistées, prétextant une soirée prévue de longue date, un voyage dans la famille, un parent malade… D'autres, curieuses, s'y étaient rendues, certaines d'y passer un moment inoubliable. Elles en parlent encore, la voix aigüe de sarcasmes. C'est que leur hôte avait, ce soir-là, cassé sa tirelire et dressé une nappe en papier, servi du champagne dans des gobelets en plastique et le homard, réchauffé au micro-ondes, dans des assiettes en carton. Le principal effort de mes collègues fut de se retenir de rire en attendant l'heure de rentrer. Il est vrai que, pour leur part, grâce à un salaire à peine supérieur au smic, ils mènent la grande vie et goûtent au luxe véritable plus souvent qu'à leur tour. Cette certitude d'être supérieur à son semblable, simplement parce qu'on n'a pas à nettoyer la merde des autres est malheureusement des plus répandues. Que l'espèce humaine ait réussi à survivre sur terre depuis des millénaires m'étonne toujours
Une chose me faisait rire chez Sylvie, je l'avoue. C'était son mari. Un type dépressif ayant fait, au cours de leur mariage, plusieurs tentatives de suicide. C'est particulièrement la méthode employée pour mettre fin à ses jours qui, j'en ai presque honte, m'amusait : à chaque nouvelle tentative, ce pauvre type avalait des bouteilles de produits ménagers ! Une psychopathologie de la vie quotidienne qui aurait réjoui et inspiré Don Luis Buñuel. On est toujours le barbare de quelqu'un...


2 commentaires:

  1. ça t'étonne que l'espèce humaine ait réussi à survivre sur terre ? Mais c'est justement parce qu'elle est la pire des espèces de vermines, comme tu le décris, qu'elle survit et qu'elle survivra à toutes les autres espèces, qu'elle extermine d'ailleurs ! P.

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  2. C'est parce que je suis un sentimental indécrottable. J'ai beau savoir que l'être humain est capable des pires bassesses, je m'en étonne toujours...

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