dimanche 3 mai 2015

Batonga !



Je ne sais plus ce qui m'a vraiment décidé à acheter un scooter il y a plus de dix ans. Mais je pense que la perspective de réduire les déplacements en métro l'emportait sur toutes les autres raisons. Les derniers temps, je me surprenais à m'endormir facilement en plein trajet, fatigué par les bourdonnements des voix, les cris des rames, l'air parfois irrespirable, et aussi, quelques lectures narcotiques. Car d'aussi loin qu'il me souvienne, j'ai toujours lu en métro - et au cabinet aussi, mais c'est une autre histoire. 
Lorsqu'il m'arrive aujourd'hui de prendre le métro, parce qu'il pleut, que ma Vespa est en panne, parce que j'ai quelque chose de cassé, que je suis accompagné de mes filles, que je pars en voyage, etc..., je suis toujours surpris de voir ces regards illuminés par les écrans, ces mains collées aux oreilles, ces gens qui semblent parler tout seuls. Et j'ai peine à retrouver les images du monde d'avant les smartphones et autres tablettes. A quoi s'occupait-on alors ? S'emmerdait-on comme aujourd'hui ? 


Hier, en relevant le courrier, j'ai trouvé une pub qui m'a intrigué. Sur fond rouge, une question en gros caractères blancs : "Marre de s'ennuyer dans le métro ?". Un sous-titre lu dans la foulée révélait une syntaxe approximative : "Devenez un métronaute !". Entourait ces slogans, une série de portraits à traits grossiers, comme proposés par un logiciel de dessin de base.
Au recto du flyer, une autre couleur, du bleu, et quelques pistes d'explication. Sur un dessin du même genre, représentant un astronaute sautillant d'un pas léger sous sa fusée, j'apprenais que "Mon voisin est vraiment quelqu'un d'extraordinaire !". Ah bon ?



Celui qui me pousse de l'épaule contre la vitre ou pose ses pieds sur ma banquette, celle qui hurle sa vie dans sa machine ou à sa voisine pourtant collée à elle, celui qui aligne les sudokus ou enchaîne les parties de candy crush – et les carries qui vont avec –, celle qui dévore Guillaume Musso, toutes ces personnes qui me désespèrent définitivement de l'avenir du genre humain sont donc des gens formidables. 
En fouillant plus loin, je réalise qu'il s'agit d'une application pour smartphones, d'un nouveau jeu dont les créateurs sollicitent l'aide financière des internautes pour la réalisation de leur rêve via un site de crowdfunding. Grâce à ce nouvel outil, censé démontrer le merveilleux qu'il y a en nous, fini l'ennui et bonjour la créativité. 
Je n'ai pas résisté au désir d'aller faire un tour sur ce site. Et lire l'argumentation commerciale. Extrait : "Nous devions inventer une application qui sous une apparence inutile devient soudain indispensable ! Une première idée nous est venue assez rapidement, nous voulions un jeu amusant, pour le métro… qui sorte un peu des sentiers battus avec un aspect… social." Ces jeunes entrepreneurs, certainement de gauche, avec un réel souci social-démocrate, n'ont rien imaginé de mieux que de raconter la vie incroyable de leur voisin de banquette. Quelle belle idée, me dis-je dans un premier temps, que d'instiller de la biographie, peut-être même de la fiction en direct du sous-sol. Une intitiative très 11 janvier, s'intéresser à l'autre, faire corps, la République, tout ça. En fait, afin de garder l'aspect ludique de la chose, de sacrifier à l'infantilisation de nos vies, d'épouser la durée moyenne du trajet, le joueur doit simplement  cocher des cases, les algorithmes se chargent du côté "créatif", classant le voyageur visé dans un profil prédéfini. 
Les jeunes commerciaux n'ont eu, affirment-ils, aucun mal à convaincre Stéphane Caristan, Chef de projet services digitaux et innovant chez RATP. Et leur campagne de financement participatif est un vrai succès, nombre de contributeurs impactés soulignant la poésie de l'initiative. 



Désormais, je me souviens de la raison principale m'ayant conduit au scooter. L'illusion d'échapper au spectacle de cette époque, et, encore un peu, à la mort cérébrale. Vibrer encore à de vieux vers du monde d'avant, en vieux con heureux. 




Adulte ? Jamais. Jamais : comme l’existence
Qui ne mûrit pas, reste toujours verte,
De jour splendide en jour splendide.
Je ne peux que rester fidèle
À la merveilleuse monotonie du mystère.
Voilà pourquoi, dans le bonheur,
Je ne me suis jamais abandonné. Voilà
Pourquoi, dans l’angoisse de mes fautes
Je n’ai jamais atteint un remords véritable.
Égal, toujours égal à l’inexprimé
À l’origine de ce que je suis.

 

Pier Paolo Pasolini, Adulte ? Jamais

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