vendredi 15 mai 2015

On a bien fait de perdre




Pilar avait insisté pour que je l'accompagne au débat. C'était en bas de chez moi, j'ai accepté. J'étais quand même un peu gêné de ne pas avoir vu le film dont il allait être question, et me suis fait tout petit. Je connaissais un peu José Luis Guerín. Ça remontait aux années 1980, je découvrais alors le cinéma. Lors de mes séjours à Madrid, en pleine Movida, son nom revenait souvent lors de conversations entre mon cousin et ses copains. De par la radicalité et la rareté de ses films – à l'instar de Victor Erice – était né un culte pour happy few autour de Guerín.
Los motivos de Berta (1984) a longtemps été son unique long métrage. Un seul passage à Paris de ce film, à ma connaissance, lors d'une rétrospective du cinéma espagnol à Beaubourg. J'ai le souvenir d'un film onirique en noir et blanc, des errances d'une jeune fille bressonienne, entre Mouchette et Marieíííí, et d'une Arielle Dombasle, actrice très chic à cette époque, chantant des airs lyriques, accompagnée au piano. De Guerín également, vu je ne sais plus où, un documentaire sur le village dans lequel fut tourné L'homme tranquille de Ford, Innisfree
Lorsque j'ai été amené à travailler avec Pilar, quelques vingt ans après ma découverte de Guerín, elle venait de tourner avec lui. A Madrid, j'ai convoqué ma cinéphilie d'antan dans une salle de l'Alphaville, Calle Martín de los Heros. Je me suis laissé entraîner dans les rues de Strasbourg, sous influence du Bresson de Quatre nuits d'un rêveur, et de Dostoievski donc. Le film aurait pu être un court métrage, une installation vidéo, Guerín refusant toujours la narration linéaire pour nous suspendre au fantasme et à l'illusion. Un an après, Guerín était en bas de chez moi. Pilar nous a présentés après le débat  et nous sommes allés boire un verre au bistrot du coin. Mon copain José nous a rejoints, je ne sais plus à quel moment. On a fini par croquer un morceau et boire du mauvais vin. 
J'avais cette sensation d'un retour en arrière, le cinéma au centre. Je ne sais plus comment Ozu s'est invité à table, l'alcool sans doute. Guerín soutenait que dans Le goût du saké, le dernier film du maître, dans la scène du bar, lors de l'évocation de la guerre, tel événement ou geste surgissait. Je ne sais plus de quoi il s'agissait, mais je soutenais le contraire. J'ai proposé qu'on aille immédiatement vérifier qui avait raison. Nous avons fini une bouteille de vodka qui, impatiente, nous attendait dans le congélateur. Nous n'étions pas beaux à voir. J'ai facilement trouvé le DVD et vu soudain en Guerín un enfant émerveillé. A la vision de la séquence, nos yeux piquaient au souvenir de nos amours et soudain, Jose Luis s'est mis à imiter Chishu Ryu et son acolyte comme un fou furieux, saluant militairement aux quatre coins du salon. Pilar me regardait presque embarrassée, José se marrait dans un coin et je pleurais devant le spectacle de l'amour ressuscité du cinéma, oublié, enfoui dans les profondeurs d'une autre vie. Je n'ai pas revu le film depuis. Je préfère conserver désormais le souvenir d'un Guerín enthousiaste devant cette seule séquence malgré son pari perdu. Je ne sais plus si j'ai gagné autre chose. 



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