Il avait toujours été effrayé par le fait, disait-il, que la plupart des gens ont très tôt déjà consumé le patrimoine de leur esprit et tout à coup et le plus soudainement du monde se retrouvent devant le néant et végètent ensuite le restant de leur vie avec ce qu'il appelait le minimum vital de l'esprit. Comme les marchands pour l'argent, l'être de l'esprit devait suivre le cours de la pensée, le marchand suivait la Bourse des actions, disait Koller, l'être de l'esprit la Bourse des pensées. Le penseur devait agir à cet égard comme le marchand, et plus il était habile, mieux c'était naturellement, et ni le marchand, ni le penseur ne devaient avoir honte de cette manière d'agir qui était la leur. Mais de même, comme on sait, qu'il y a peu de marchands de premier rang, il y a aussi peu de penseurs de premier rang. Pour ce qui le concernait, disait-il, il avait très tôt déjà résolu de ne surtout suivre aucun conseil, de quelque côté qu'il vînt, et en fait il avait même pris pour règle de faire exactement ce qu'on lui avait déconseillé, ce contre quoi on l'avait mis en garde, et il s'était toujours avéré, quoique souvent beaucoup plus tard seulement, qu'il avait agi comme il le fallait en ne suivant aucun conseil, cela non seulement sur un plan tout à fait général, mais avant tout sur tous les plans de l'esprit. L'être de l'esprit, selon lui, devait prendre littéralement pour condition préalable et pour principe de son existence de ne suivre aucun conseil ou du moins de faire exactement le contraire de ce qui lui a été conseillé. Ce qui avait été le plus important pour lui, ç'avait été de développer depuis le début son obstination et de la développer toujours plus et plus encore, même si cela signifiait d'abord heurter totalement de front ses parents et le monde qui l'entourait, en fin de compte heurter totalement de front absolument tout, l'être de l'esprit ne devait naturellement pas s'en effrayer. Qu'il ne s'était depuis le tout début jamais rendu les choses faciles, ou du moins avait toujours tenté de ne pas se rendre les choses faciles, alors que tout individu, comme il est naturel, est tenté sans interruption de se rendre les choses faciles et que d'ailleurs, en fait, tous se rendent encore et toujours sans interruption les choses faciles. Il avait, peut-être d'abord tout à fait inconsciemment, décidé dès l'enfance de vivre au plus haut degré de difficulté qui lui était possible, ce qu'il n'avait jamais négligé de faire jusqu'à aujourd'hui. L'enfant déjà est, d'abord par ses parents, puis par ses maîtres, constamment contraint de faire des détours et de prendre des chemins sans issue, constamment et sans interruption détourné de son but, induit à abandonner, mais lui avait pu dès le début, disait-il, s'arc-bouter contre cette tendence et à la fin des fins s'en défendre, ce n'était pas lui qui avait dû finalement abandonner, mais ses parents et ses maîtres, qui très tôt déjà et probablement, selon lui, touchés à mort, s'étaient retirés de lui. C'est d'abord un combat contre les parents et ensuite un combat contre les maîtres qu'il faut mener et gagner, et mener et gagner avec la brutalité la plus impitoyable, si le jeune être humain ne veut pas être contraint à l'abandon par les parents et par les maîtres et par là être détruit et anéanti. La société, il voulait dire la société des humains, est construite, disait-il, de manière à égarer le jeune être humain vers des détours et à le détruire et à l'anéantir et lorsque nous regardons autour de nous, nous ne voyons effectivement presque que de tels jeunes êtres que l'on a fourvoyés vers des détours et détruits et anéantis. Extrêmement rares sont ceux qui ont effectivement gagné le combat contre les parents et l'ont poussé jusqu'à l'extrême et l'ont gagné et ont combattu contre leurs maîtres et gagné et donc combattu contre la société et gagné et par là, en tant qu'êtres de l'esprit, tout gagné. L'être de l'esprit est bien avisé d'être depuis le tout début contre les parents et contre les maîtres et généralement contre tout, pour, dans un premier temps, se libérer de ces parents et maîtres et de cette société, pour pouvoir ensuite, avec le temps, les observer et les juger effectivement et sévèrement et sans les épargner, ce qui est en fin de compte, disait-il, sa mission, il n'en a pas d'autre, c'est pour cela, quoique sans son consentement, et de fait contre sa volonté, qu'il est là. L'être de l'esprit, disait-il, n'a pas d'autre justification.
Thomas Bernhard, Les Mange-pas-cher,
trad., Claude Porcell, Gallimard
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