mardi 2 mai 2017

Attachés



Je préfère me taire. Ne pas évoquer les masques grossiers sous lesquels feint de se cacher l'adversité au quotidien. Et, certainement comme d'autres, trouver quelques consolations, moments de liberté, d'illusion de non-soumission, à l'écart, au secret. Devant le feu par exemple. Avec un ou deux verres de vin...
Toujours est-il que ça faisait quelques jours qu'elle tentait de me joindre. La dernière fois où nous nous étions parlés, elle m'avait confié être harcelée par les huissiers. Je ne sais plus pour quelle raison. Un arriéré d'impayés quelconque. En instance de divorce depuis de trop nombreuses années, elle attendait également cette semaine le jugement qu'elle espérait définitif. Lâchement, j'oubliais de la rappeler. Parce que j'avais pris du retard pour un travail qu'elle m'avait confié dont j'avais mal mesuré la teneur et l'investissement nécessaire. Parce que j'abordais une énième intervention médicale angoissante. Parce que je venais de me brouiller avec ce con de Charles Brun à qui j'avais refusé un texte trop vulgaire. Et parce que, entre les murs épais et humides de cette vieille maison, mon portable passe mal. Et que le fixe est un vrai fixe. Et mal placé, à côté de la porte d'entrée. On aurait dû faire installer une deuxième prise de téléphone. Mais on ne l'a pas fait. D'autres urgences à parer. Si bien que passer un coup de fil sur le téléphone fixe impose une position fort incommode, assis par terre sur la marche de l'entrée ou au bout de la table en tirant le fil au maximum tout en priant, si l'on croit à quelque chose, pour que personne, et surtout pas le chien, ne décide de passer par là. On se sert donc rarement de ce téléphone. Sans compter que l'autre inconvénient de cet appareil est l'absence d'affichage. On ne sait jamais qui appelle et très souvent, nous préférons ne pas répondre, de peur de tomber sur un commercial qui tente de nous faire une nouvelle offre alléchante sur un produit incontournable dont nous n'avons aucun besoin.
J'ai fini par décrocher l'autre soir, à peine rentré du boulot. C'était elle. Qui s'est excusée. Je l'ai laissé faire. J'aimais qu'elle voit les choses comme ça. Et elle est partie sur sa semaine chaotique. Je n'ai pas tout écouté. J'étais debout dans l'entrée avec devant moi le chien qui remuait la queue pour m'accueillir. Dans une main le téléphone, dans l'autre le casque. Je ne trouvais pas les mots pour la consoler. Submergé par les emmerdes, tout me semble dérisoire, dépourvu de sens, incontrôlable. Neuf mille euros, c'est ce que les huissiers lui réclament. Je sentais qu'elle en avait pour un moment. Au prix d'une contorsion spectaculairement souple de mon vieux corps malade, j'ai réussi à poser le casque sur la table. Elle ne disposait que de 800 euros sur son compte et ils ont tout raflé. Elle a appelé son banquier. Quand il faut payer, il faut payer, lui a-t-il dit dans un style présidentiel. Alors, après une journée à pleurer, elle a décidé de se rendre au cabinet des huissiers. Et de s'enchaîner sur place si les choses se passaient mal. J'avais même préparé une pancarte pour expliquer mon geste. Tu vas rire, m'a-t-elle dit, tout ce que j'avais trouvé, c'est une paire de menottes pour jeux érotiques. J'étais sidéré. Et je me suis mis à imaginer ces menottes. Mais pas la personne avec qui elle les utilisait habituellement. S'en servait-elle avec ce leader de la gauche radicale dont elle est la maîtresse depuis quelques années ? Avec des amants de passage ? Finalement, elle n'a pas eu besoin de s'exhiber en public avec son ustensile de jeu. Une très jeune femme très cool, comme sortie de la frange arrangeante de Nuit debout s'est occupée d'elle. Elle a pris note de cette vie sur la corde raide que mène mon amie ces dernières années : celui qui est encore son mari refuse le partage du patrimoine, l'enquiquine à la moindre occasion, fait envoyer des lettres humiliantes par son avocate, ne lui verse qu'au compte-goutte un peu d'argent pour les enfants. Sans parler des aléas professionnels avec une baisse importante des commandes, des retards de paiement... Elle a mis l'accent sur cette lumière au bout du tunnel avec le jugement prononcé la veille, en partie favorable, si toutefois l'autre imbécile ne fait pas appel. La fille a compris et proposé de procéder à une mainlevée, d'annuler les pénalités de retard, à condition que mon amie s'engage sur le champ, à un rythme régulier mais avec le montant de son choix, à rembourser les sommes dues. Elle aurait bien aimé, mais elle n'avait plus un rond en banque ! Le deal était à prendre ou à laisser. Mon amie a filé immédiatement au bureau, et est parvenue à extorquer 200 euros à un collègue, lançant ainsi le processus, un nouvel enchaînement.
Quelle histoire... J'ai à peine eu le temps de prononcer la formule de circonstance qu'elle m'a demandé où j'en étais du petit boulot qu'elle m'avait confié, le client s'impatientant. Je me suis senti, plus que jamais, coincé, étouffé, presque menotté. J'ai bientôt fini, ai-je menti et promis de le lui rendre dimanche ou lundi.
Hier, premier mai, j'ai donc fait la fête du travail et bouclé le dossier tout en me disant, pleinement conscient désormais de sa situation financière, que ma chère et pauvre amie n'allait jamais me rémunérer pour ce boulot. Si je n'arrive pas à lui soutirer quelques billets, je compte bien lui faire cracher le nom de l'heureux élu lié à ses jeux érotiques, me réservant bien entendu le droit, sous trente jours, de le divulguer publiquement.

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