La bonté est la qualité suprême qu'on puisse posséder. Elle n'est malheureusement jamais acquise ; on naît avec elle, et au cours de la vie, elle peut s'améliorer ou se corrompre mais elle ne saurait surgir d'un effort, d'un calcul d'altruisme et de générosité. Si on n'est pas bon de nature, on ne le deviendra jamais ; et ce qui est très grave, c'est que le plus souvent cette qualité ne se rencontre pas chez les grandes intelligences. C'est comme si elle était inconciliable avec le fonctionnement de l'esprit. On l'a assez dit qu'elle était plus fréquente chez les simples. Et cela est malheureusement vrai, encore que, quand ceux-ci se mêlent d'être méchants, ils le sont bien plus que les compliqués, et, ô merveille, d'une manière plus raffinée, plus astucieuse.
Je voudrais être bon, en tous cas meilleur que je ne suis. Je ne saurais y parvenir qu'en cessant de porter un jugement sur les gens. Mais cela est impossible, car je suis un homme d'humeur(s), c'est-à-dire que je me sens viscéralement enclin à juger, à détester donc, mes semblables, presque tous odieux il faut bien en convenir. J'ai toujours pensé que l'homme n'a pas été réussi, et que Dieu ou la Nature ne pouvait pas s'y prendre autrement, qu'il y avait une sorte de fatalité qu'il fût ce qu'il est.
Comme tout individu condamné à l'introspection, j'ai l'homme en horreur. C'est que je l'ai trop pratiqué en profondeur pour me permettre le luxe de la moindre illusion à son égard. — Il n'empêche qu'on reste stupéfait à l'idée que d'un spermatozoïde a pu surgir quelques fois un saint.
La violence est ce qui me définit en propre. Et de ne pouvoir l'exercer, de devoir la refouler, emmagasiner, je me sens à côté de celui que je suis réellement. Irréalisé par modération, veulerie, « sagesse », réflexion, atavisme. — L'explosion, non, le besoin d'explosion, c'est cela que je ressens, et comme je sais que je ne peux pas exploser, je me consume en regrets, je m'épuise à me haïr, je m'en veux de ne pas être à mon propre niveau. — je voudrais me casser la gueule par exaspération contre mes accomodements, mes concessions, mes résignations. Je n'en peux plus à force de me contenir. Il va falloir hurler enfin — hurler pour ne plus hurler.
Cioran, Cahiers 1957-1972
mercredi 17 mai 2017
Le besoin d'explosion
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire