lundi 7 septembre 2015

Mémoire des vaincus


L'année prochaine, la Guerre civile espagnole aura 80 ans. Je ne sais si des commémorations officielles sont prévues ici ou là. Certainement, mais j'imagine que ce penchant de nos sociétés pour les anniversaires historiques gardera en l'occurrence un goût amer. Sujet tabou encore chez nombre de familles espagnoles, déchirées, traumatisées, scindées en deux, décimées, parmi les historiens, les artistes, la classe politique, le conflit fut longtemps, comme on le sait, conté par les vainqueurs, la mémoire des vaincus (anarchistes, républicains, communistes) éprouvant aujourd'hui encore toutes les difficultés à exister. 
Fils de paysans, pratiquement analphabète, Fernando Macarro Castillo a 16 ans lorsqu'il s'engage dans les milices défendant la République. Après la victoire des putschistes franquistes, il est arrêté, torturé et croupira 23 ans en prison – un triste record en la matière –, où il sera de nouveau, régulièrement, torturé. Condamné à mort, sa peine est commuée en 30 ans de détention, en raison de son âge. Il survivra grâce à ses idées et à ses camarades de lutte, aime-t-il souligner. A un journal clandestin, Juventud. Et surtout grâce à la poésie qu'il découvre en faisant entrer clandestinement, à partir des années 50, quelques recueils interdits de Federico Garcia Lorca, Miguel Hernandez, Rafael Alberti aux côtés du Quichotte et de quelques romans qui circulaient entre détenus… Sous le pseudonyme de Marcos Ana, il se lance dans l'écriture et parvient à faire publier, au Brésil, Poemas desde la cárcel (Poèmes de prison, 1960). C'est ce livre qui est à l'origine d'une campagne internationale, lancée notamment par Rafael Alberti et Pablo Neruda, appelant à la libération du poète, qui sera effective en novembre 1961. A sa sortie de prison, il décide de s'exiler en France. Il s'allie aux communistes pour fonder le Centre d'Information et de Solidarité avec l'Espagne (CISE) dont le président d'honneur n'est autre que Pablo Picasso. 
Né en 1920, Marcos Ana a publié ses mémoires dont le titre est tiré de l'un de ses poèmes, Decidme como es un árbol (Dites-moi à quoi ressemble un arbre, 2007, traduction française (belge) chez Aden Éditions,‎ Bruxelles, 2010).


Decidme como es un árbol,
contadme el canto de un río
cuando se cubre de pájaros,
habladme del mar,
habladme del olor ancho del campo
de las estrellas, del aire
recítame un horizonte
sin cerradura y sin llave
como la choza de un pobre
decidme como es el beso de una mujer
dadme el nombre del amor
no lo recuerdo
Aún las noches se perfuman de enamorados
que tiemblan de pasión bajo la luna
o solo queda esta fosa?
la luz de una cerradura
y la canción de mi rosa
22 años, ya olvido
la dimensión de las cosas
su olor, su aroma
escribo a tientas el mar,
el campo, el bosque,
digo bosque
y he perdido la geometría del árbol.
Hablo por hablar asuntos
que los años me olvidaron,
no puedo seguir
escucho los pasos del funcionario.

Dites-moi à quoi ressemble un arbre
dites-moi le chant de la rivière
quand elle se couvre d'oiseaux
parlez-moi de la mer
parlez-moi de l'odeur ample des champs
des étoiles, de l'air
récite-moi un horizon
sans cerrure ni clé
comme la cahute d'un pauvre
dites-moi à quoi ressemble le baiser
d'une femme
donnez-moi le nom de l'amour
je ne m'en souviens plus
Les nuits se parfument-elles toujours d'amoureux
tremblant de passion sous la lune
ou ne reste-t-il que cette fosse ?
la lumière d'une cerrure
et la chanson de ma rose
22 ans, j'oublie déjà
la dimension des choses
leur odeur, leur arôme
j'écris à tâtons la mer,
le champ, la forêt,
je dis forêt
et j'ai perdu la géométrie d'un arbre
Je parle pour parler de sujets
que les années m'ont fait oublier
je ne peux continuer
j'entends les pas du fonctionnaire.
(traduction express maison)


J'ai vécu la vie que j'aurais aimé vivre, celle dure mais noble d'un révolutionnaire. Et malgré les naufrages et les déceptions que la lutte et la vie nous réservent parfois, si je devais renaître mille fois, je recommencerais à penser et à être ce que je suis.
Marcos Ana

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