Là-bas et ici

Eli Reed

- C'est Lili qui adore le fromage !
- C'est peu de le dire !
- Faut voir les parts qu'elle se sert.
- Heureusement qu'elle n'est pas là, il ne resterait plus rien ! 
- C'est vrai que sa ligne, ça a pas l'air de la préoccuper.
- C'est son vrai nom, Lili ou c'est un diminutif ?
- Non, c'est son nom, comme dans la chanson de Pierre Perret.
- Elle doit avoir un sacré budget fromage !
- La glace aussi. L'autre jour, elle la mangeait à même le pot !
- Avec une cuiller à soupe !
- Ben c'est comme ça, en Afrique !
- Elle est originaire d'où, déjà ?
- Congo-Brazzaville.
- C'est l'ancien Zaïre ?
- Non, je ne crois pas.
- N'empêche, vous savez combien de morts, au Congo ?
- ...
- 10 millions !... 10 millions !
- C'est quoi, là-bas ? Une dictature ?
- Ben oui, ils passent de dictature en dictature.
- En ce moment aussi ?
- L'actuel président, je ne sais plus son nom, mais c'est aussi un dictateur.
- Et avant, c'était qui ? Mobutu, un truc comme ça, non ?
- Mobutu, c'est les années soixante-dix.
- Je ne suis pas une spécialiste de l'histoire du Congo, moi !
- Elle non plus, n'empêche. 
- Ah oui, elle nous a raconté que là-bas, à l'école, ils apprennent l'histoire de France. 
- Comme aux temps des colonies ? Nos ancêtres les Gaulois ?
- Oui, je crois bien. Donc, elle ne connait rien à l'histoire de son pays, on ne lui a appris que l'histoire de France.
- Mais elle a quel âge, Lili ?
- Elle est pas vieille. 30 ans, je crois.
- Ah bon, je lui donnais au moins 40.
- Moi aussi.
- Non, non. Elle a une petite fille qui vient de rentrer à l'école.
- Vous vous rendez compte, là-bas, le salaire moyen, c'est 25 euros.
- Et le prix d'un sac de manioc - ils ne mangent que ça, là-bas -, c'est 25 euros.
- Tu ne t'en sors pas, ce n'est pas possible.
- Ils sont obligés de partir. 
- Ils peuvent pas manger autre chose que du manioc ? Est-ce qu'on mange du caviar tous les jours, nous ?
- Non, mais sans rire, en fait, dans sa famille, elle a été désignée pour venir en France.
- A cause du fromage ?
- Ah, ah, ah, ah, ah...
- Et elle est venue seule avec son enfant ?
- Non, elle est là depuis qu'elle a 18 ans. Sa môme, elle l'a eue ici.
- Et le père, il ne vit pas avec elles ?
- Non, non, il vit ailleurs.
- Elle, elle est hébergée je ne sais plus où, dans un foyer, je crois.
- Et elle a été embauchée à plein temps ici ?
- Oui, oui.
- N'empêche, avant, elle est passée par l'Alsace, la Bretagne... Elle va là où elle trouve du boulot d'agent d'entretien. 
- Avec sa môme.
- Et dans son village, comme elle est en France, ils pensent qu'elle est riche. 
- Elle gagne un peu plus de 25 euros, ici : elle peut en acheter, des sacs de manioc !
- Et du fromage !
- Je pense qu'elle gagne à peine le smic.
- Et elle doit envoyer de l'argent régulièrement au village.
- En plus, elle n'ose pas rentrer chez elle parce qu'il faudrait qu'elle rapporte des cadeaux pour tout le monde.
- Ah oui, c'est comme ça, là-bas.
- Et j'imagine qu'elle a une famille nombreuse...
- Oh, ben oui, là-bas…
- Vous avez entendu, ce type qui s'est pendu au boulot ?
- Non, c'est quoi ?
- Le type s'est filmé en train de se pendre.
- Non… Pas possible.
- C'est dingue quand même.
- 45 ans, deux enfants.
- Aujourd'hui, t'as un boulot, je sais pas, moi, mais tu peux t'estimer heureux.
- C'est vrai que le travail rend libre, tout le monde sait ça.
- Tout de suite, toi !
- Je crois qu'il se faisait harceler par ses supérieurs.
- C'est comme ça, dans la vente, faut faire du chiffre.
- Il était dans la vente ?
- Oui, dans les bagnoles, je crois qu'ils ont dit.
- En région parisienne ?
- Non, en Normandie, ou en Alsace. Je ne sais plus, j'ai pas retenu.
- Et il s'est pendu au bureau ?
- En se filmant.
- Il avait quoi comme téléphone ? C'est une sacrée pub pour la marque en tous cas !
- C'est pas drôle. Il a laissé une lettre aussi, il paraît.
- J'ai entendu, oui, pour expliquer pourquoi il a fait ce geste, à cause de la pression quotidienne, ils ont dit.
- N'empêche, ça va mal.
- Oui, ça va mal partout.