lundi 21 septembre 2015

Persévérance



L'écriture est un mystère. Pour moi, en tous cas. Elle est difficile. A admettre. Ça résiste. Et puis, ça travaille. La nuit surtout. Ça démange. Ça ne repose pas. Ça ne s'annonce pas bien et puis, ça coule. Tout seul. Une histoire, un bout de quelque chose. J'essaie de ne pas y penser, ne pas relire. J'ai trop peur de tout jeter. D'aller me recoucher.
J'aurais aimé pouvoir parler de ça, avec mon pote l'écrivain, l'autre jour. On ne s'était pas vu depuis les vacances, depuis qu'il m'avait passé la moitié de son roman en cours. Je redoutais ce moment, il faut bien l'avouer. J'avais accepté de lire son travail. Son histoire dont il m'avait tant parlé. Une fois par semaine, on se croisait et il m'en parlait. Comme il m'avait parlé de la précédente, qui avait failli être publiée. Un an d'attente chez un grand éditeur qui a hésité, puis renoncé. Ça l'avait blessé, mais aussi encouragé. A ne pas lâcher. Il m'avait évoqué son nouveau projet, puis raconté où il en était à chaque rencontre. Il aime parler. En a besoin. J'avais compris ça lorsqu'il m'avait avoué ne pas avoir d'amis sur cette région qu'il habitait depuis dix ans. Un peu asocial. Concentré sur son travail, correcteur dans un magazine de mode, avec des gens qui l'insupportent, qu'il ne fréquente pas en dehors de son temps de présence au bureau. Sa famille, ses ambitions littéraires, ses lectures, quelques films, pas besoin d'autre chose pour remplir sa vie. Je l'aime bien. On ne se connaît pas plus que ça. Enfin, surtout lui. Moi, je connais beaucoup de choses de sa vie. Oralement, j'entends. Lui, très peu. Ça ne l'intéresse pas. Et ça me convient. Enfin, ça me convenait. On se croise une demi-heure, une heure par semaine, et il parle, j'écoute, je pose quelques questions, il répond, reprend, repart. Lorsque, par politesse, il me demande comment ça va, j'ai toujours l'impression qu'il attend une réponse rapide pour reprendre ses histoires. Ça fait un moment que je ressens ça, et ça commence à me fatiguer. Cette écoute en sens unique. Mais, après tout, j'ai également le sentiment, en y réfléchissant cinq secondes, pas plus, que ce travers est très contemporain, qu'il concerne beaucoup de personnes, en ces temps du culte du narcissisme. Je l'ai remarqué chez deux trois copains également. Je me demande même s'ils ne m'ont pas tous choisi pour ça, mon sens unique d'écoute. Et de réplique, de retour sur leur discours.
J'ai donc lu. Avec difficulté. Dès la première page. Dès la première ligne. Phrase trop longue, la première. Et les suivantes. En roue libre, en démonstration. Trop de détails inutiles, trop de vocabulaire recherché. Et maintenant, que vais-je faire ?, me suis-je demandé, que sera ma vie, tout ça. Que vais-je lui dire ? J'ai mis de côté. Tenté de reprendre deux-trois jours plus tard, et éprouvé un profond malaise. Tout ça pour ça. Que j'aurais aimé aimer. Mais là, non. Ce n'est pas un désastre. Pas irrécupérable. J'applique la méthode Coué à ma situation de lecteur, à mon futur discours. Allez, je reprends, je m'octroie une heure pour lire le maximum de pages, voir où ça va, sans tenir compte de l'étrangeté du style. Je vois trop les intentions. Pourquoi ? Je me raisonne, me calme encore. Trouver les points positifs, comme on dit aujourd'hui. C'est un premier jet, en élaguant un peu par ci, par là, en se recentrant sur l'intrigue, un peu plus d'équilibre. Il faut qu'il aille au bout, qu'il y mette tout ce qu'il veut y mettre, même des intentions trop saillantes, et, en relisant, il trouvera de lui-même, ou avec d'autres (sa femme et moi sommes les seuls lecteurs de cette première partie), ce qu'il faut enlever, améliorer, les passages à rééquilibrer… Je me fais l'effet d'un enfant obligé de finir son assiette de brocolis. Je me force. Je prends quelques notes. Je finis. Rien de très enthousiasmant. Mais je décide de ne rien cacher, de réfléchir à la manière de dire les choses, trouver les mots justes, ça revient à ça finalement, l'écriture. 
J'ai envoyé un SaimeS disant que j'avais lu et qu'on en parlait quand il le voulait. « Cool ou pas ? » Sa réponse m'a définitivement destabilisé. Foutu en rogne. Un roman ne peut pas être cool. Tout au moins, ce n'est pas ce que je lui demande. Et s'il l'est, tant pis pour lui. 
J'ai hésité à répondre oui. Finalement, j'ai dit que c'était un peu plus compliqué que ça, que j'avais pris des notes, qu'il fallait se voir pour en parler. « Je t'appelle dans une demi-heure ». Merde. Il a donc appelé et j'ai dit. En quelques mots. Ce qui me semblait en trop, confus, pas assez ceci ou trop cela. Je sentais qu'il n'écoutait qu'à moitié. « Mais t'as aimé quand même ? » C'était reparti. Oui, oui, mais y'a du boulot encore, et c'est normal. Un truc comme ça, ai-je trouvé. Sa femme lui avait fait part de ses remarques, et ça se recoupait un peu. J'étais presque soulagé. Il partait le lendemain en vacances, reprenait le boulot à peine rentré mais proposait une séance tous les deux, en tête-à-tête, dès qu'il avait un moment vers octobre. Je n'étais pas sûr que ce fût la bonne méthode, le bon timing. Pour moi, tout au moins. 
Je me demandais, tout cet été, avant de tomber malade, ce qui poussait des gens comme lui à parler autant de leur travail. Etait-ce une manière de se rassurer ? De tester l'auditoire (aussi mince soit-il) ? De faire exister le texte avant même sa (première) finition ? N'était-ce pas finalement ça qui était le plus satisfaisant, le plus important : parler de l'écriture en cours, faire l'écrivain, donner ainsi un sens à son existence, être un démiurge même une demi-heure par semaine ? Je n'avais pas de réponse.
C'est pour cela que j'ai été très surpris, en le retrouvant l'autre jour. J'avais peur qu'il me demande des explications, le texte étant trop loin désormais, son souvenir, le sentiment éprouvé effacés. « J'ai laissé tomber le bouquin », m'a-t-il lâché d'emblée. Je n'en revenais pas. Sa femme et moi lui avions prouvé que c'était naze, qu'il faisait fausse route. Un peu rapide comme conclusion, non ? « Non, non, plus ça allait, plus je sentais que je m'épuisais, que je n'étais plus dans la même énergie. » Et puis, il a balayé la question par une histoire de ménage. En déplaçant un meuble quelques jours auparavant, en triant quelques papiers, il était retombé sur un manuscrit, écrit quinze ans plus tôt, oublié. Un de ses huit romans non publiés. Il avait hésité à le glisser dans le sac poubelle. Je pense sincèrement que c'est ce qu'il faut faire : ne pas garder trop de cadavres chez soi. Il l'avait feuilleté. « C'était pas mal, ce que je lisais. C'était même très bien. Je l'ai lu entièrement en un week-end. » C'était son nouveau projet. Il avait perdu trop de temps avec l'autre. Celui-ci en prendrait forcément moins. Il n'avait plus la disquette de l'époque, mais avait commencé à recopier le texte sur l'ordi. Il avait l'intention de couper les passages un peu datés, trop radicaux, réécrire deux-trois choses, faire un prologue précisant dans quelles circonstances il avait retrouvé ce texte… « C'est ce qu'a fait Duras dans La Douleur, tu te souviens ? » Je ne me souvenais pas de cette particularité, mais il est vrai que j'avais lu ce livre en 1985, à sa parution. Je l'avais ressorti l'an dernier pour ma fille, une lecture pour le collège. Ça l'avait bouleversée. Je lui ai demandé hier, pour le prologue. Ça ne lui disait rien. Mais l'autre jour, je ne savais pas. J'avais quand même l'intuition que ce n'était pas une bonne idée. Pourquoi ne pas réactualiser le texte, le situer aujourd'hui ? Il n'y tenait pas. Ça parlait des années 1990. De la musique d'alors. Et puis, ce qui y était dénoncé, ça valait toujours aujourd'hui. Ben justement... Mais non. Il parlait même d'ajouter un épilogue, quinze ans plus tard… Je l'ai laissé à ses idées. Après tout, le meilleur moyen de vérifier si une piste est bonne est de l'essayer. Et puis, j'en avais assez de donner mon avis. Devant tant de conviction, j'avais perdu les miennes, il est vrai assez fragiles. Je ne me faisais pas à l'idée d'ailleurs que ma lecture, et celle de sa femme, aient suffi à le dissuader d'aller plus loin dans son texte, à lui faire croire que c'était naze, comme il disait. Je sentais le poids d'une responsabilité que je n'avais pas demandé, pas même soupçonnée. Et si c'était mon avis qui était naze ? Si par je ne sais quelle arrogance j'avais tué dans l'œuf un futur Prix Goncourt, de Flore ou de novembre ? Je plaisante à peine. L'écriture est vraiment un mystère.



Est-elle un empire
la lumière qui s'éteint
ou une luciole ?
Jorge Luis Borges

3 commentaires:

  1. C'est quoi le rapport avec la photo ? "Pisser" de la copie ?

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    1. Peut-être un homme qui a des problèmes de prostate... D'où l'éventuelle difficulté de miction.

      Le quidam ressemble aussi à Jorge L. Borgès. Un aveugle aux gogues qui ne semble pas manquer sa cible.

      Oui, on peut se poser la question de la symbolique. Si symbole il y a au milieu de tout cet émail.

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  2. C'est plus facile de pisser de la copie que de pondre un Goncourt !

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