mercredi 15 avril 2020

Un amour malheureux

David Palumbo

I. On peut prendre dans son lit les livres et les putains.

II. Les livres et les putains croisent le temps : ils dominent la nuit comme le jour, et le jour comme la nuit. 

III. Personne ne voit à l'apparence des livres et des putains que les minutes leur sont précieuses. Mais lorsqu'on se commet un peu plus avec eux, on remarque à quel point ils sont pressés. Ils facturent pendant que nous nous enfonçons en eux.

IV. Les livres et les putains sont unis depuis toujours par un amour malheureux.

V. Les livres et les putains – ils ont chacun leur genre d'hommes, qui vivent sur leur dos et les maltraitent. Pour les livres, ce sont les critiques.

VI. Les livres et les putains dans des maisons publiques – pour étudiants.

VII. Les livres et les putains – ils voient rarement leur fin, celui qui les a possédés. Ils disparaissent d'ordinaire avant de mourir.

VIII. Les livres et les putains racontent avec tant de plaisir, et tant de mensonges, la manière dont ils sont venus là. En vérité ils n'y prêtent pas eux-mêmes attention. On se livre à tout « par amour » pendant des années et un jour, sous la forme d'un corpus bien en chair, on retrouve en train de faire le trottoir ce qui se contentait toujours de planer au-dessus « pour faire des études ».

IX. Les livres et les putains aiment à tourner le dos quand ils s'exposent.

X. Les livres et les putains rajeunissent beaucoup.

XI. Les livres et les putains – « Vieille bigote – jeune catin ». Combien de livres furent décriés dans lesquels la jeunesse doit aujourd'hui apprendre !

XII. Les livres et les putains portent leurs disputes devant les gens. 

XIII. Les livres et les putains – les notes en bas de page sont pour les uns ce que sont les bank-notes glissées dans les bas pour les autres.


Walter Benjamin, Sens unique,
trad. Jean Lacoste, éd. Maurice Nadeau

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire