jeudi 16 avril 2020

De l'art du naufrage


Dans la rue piétonne, celle de la Croix-de-Chavaux – Capitaine-Dreyfus, anciennement Galliéni. Nous étions là, assis à une table, une sorte de terrasse de café. Mon père s'est levé, approché de l'immeuble d'en face, celui qui abritait autrefois la librairie – tu ne l'as pas connue à cette adresse, par la suite, c'est devenu une boutique EDF, aujourd'hui, je ne sais plus ce que c'est, un resto, un magasin de vélos, un chocolatier peut-être… Cet immeuble, d'un seul étage, c'était notre maison. Nous devions la quitter, l'évacuer, déménager. Au-dessus de la boutique, le mur était abîmé, à nu, comme décoffré. Une mousse était visible, une sorte d'isolation. Mon père était déterminé à laisser ce mur propre. Il a sorti une paire de ciseaux, énorme, un outil professionnel certainement, et s'est mis à tailler la mousse, la dégommer, ça volait partout autour de nous, les passants, les autres clients de la terrasse, ceux de la boutique, tout le monde hurlait, j'avais honte de mon père, je lui demandais d'arrêter, il ne pouvait improviser ce chantier sans protection, sans en délimiter la zone… Cette honte a grossi, pris une autre dimension, car je réalisais soudain que mon père, c'était moi, j'avais l'âge de mon père et le jeune homme qui l'accompagnait, ce devait certainement être mon fils ou moi à vingt ans qui m'observait adulte, portrait de mon père à qui je n'ai jamais voulu ressembler et n'ai jamais appris à me servir de mes mains, à part pour écrire mes conneries… Mes gestes inappropriés, absurdes, étaient ceux d'un ouvrier incompétent, délirant, bien que, dans le rêve, la façade, après ce sacage, fût propre, ravalé, impeccable, présentable. Nous pouvions quitter cette maison avec la conscience tranquille, les futurs proprios n'auraient rien à nous reprocher. Je ne sais pas ce que devenait le jeune homme que j'étais, pas grand-chose certainement, ni comment nous passions d'un endroit à l'autre, je n'en ai plus que des bribes, mais mon père était maintenant dans une sorte d'Ehpad, la gueule ouverte, bien plus âgé que le jour de sa mort, mais vivant, encore, et moi, ou mon père, les deux ensemble, nous lui rendions visite et ce n'était peut-être pas un Ehpad, mais la cour de l'immeuble où nous habitions, et où vit encore ma mère qui aura bientôt vingt ans de plus que mon père à sa mort, et je me demande si ce vieillard au regard perdu, assigné à résidence, ce n'était pas elle finalement. Ou moi.
Je crois savoir bien entendu d'où vient ce rêve, la mort de ma tante dans son Ehpad madrilène, avec cérémonie express filmée pour les enfants absents, ma mère isolée qui parle de dépression mais me dit n'avoir besoin de rien lorsque je lui propose de lui faire quelques courses… J'imagine qu'il faut y voir aussi une défaite face à mon père. S'il avait été encore vivant, il aurait trouvé la solution pour notre mur, c'était son métier, et nous n'aurions pas dû quitter la maison. Mais après avoir bossé toute sa vie à construire des verrues pour des mafias comme Bouygues, il a clamsé à un mois de la retraite. Il n'est plus là, et dans mon rêve, c'est moi qui suis lui, et parce que j'ai voulu très jeune échapper à la condition ouvrière, je n'ai rien appris de son métier et j'ai été incapable de nous sauver… Et puis, il y a ce mail de Dominique que je t'ai lu hier soir. En juin prochain, il fêtera ses 70 ans et n'a jamais été aussi actif, multipliant les interviews, articles, livres, conférences, actions associatives. Il rappelle qu'à l’hôpital, 90 % des victimes avaient plus de 65 ans, et avoue qu'il en vient à se féliciter que son père soit mort à l'hôpital à près de 97 ans en décembre dernier et n’ait pas vécu ce cauchemar… A quel âge est-on vieux ?, se demande-t-il après le discours du fossoyeur de l'Elysée qui, dans une nouvelle mascarade sur le déconfinement, prévoit d'isoler encore un peu plus longuement les personnes âgées sous prétexte de les protéger. Pour prendre un exemple au hasard, se demande Dominique, à 67 ans, Brigitte est-elle vieille ? Que signifie aujourd'hui avoir au tout début de la pandémie fait reculer le fameux âge-pivot de la retraite à 64 ans ? Ça rejoint un peu ce que se demandait ta copine exilée, comment peut-on, dans un pays comme la France, en pleine crise sanitaire, avoir fait passer
en loucedé un décret officialisant en quelque sorte l'euthanasie dans les Ehpad ? En somme, la Covid-19 ne serait qu'un avenant au 49.3 dans les têtes vides et criminelles de nos dirigés… C'est à ça que je pensais ce matin.



4 commentaires:

  1. Merci pour ce texte et pour Camaron.
    Mais qu'est ce qu'ils étaient jeunots à l'époque, Paco et lui.

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    1. Eh oui, Julio, ça ne pardonne pas… Prends soin de toi !

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  2. Salut Carlos, j'ai beaucoup aimé ton texte, je m'y retrouve. Jeune, on veut échapper à son père puis le temps fait son oeuvre, nous devenons le fantôme de nos pères. Mon beau-père 80 balais en a marre de ce confinement. De toute façon dit-il c'est notre sort de mourir nous les vieux, alors un peu plus tôt, un peu plus tard, que l'on ne nous emmerde pas avec ce confinement. On peut pas lui donner tort.
    Fais gaffe à toi.
    Un abrazo

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    1. Gracias Lucas ! Ma mère aussi a ce type de discours, mais s'interdit de sortir, tout en redoutant de ne pouvoir le faire avant la fin de l'année, comme l'a suggéré von der Leyen… L'être humain humain est complexe, surtout vers la fin… Porte-toi bien, toi aussi ! Abrazote

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