lundi 20 novembre 2017

Pas le moindre contact


- A qui pensez-vous quand vous écrivez ?
- C'est évidemment une question complètement idiote.
- Enfin, peut-être pas si idiote. Est-ce que vous pensez à quelqu'un contre qui vous êtes en rage, ou quelques fois aussi à quelqu'un qui vous comprend ?
- Je ne pense à aucun lecteur, parce que ça ne m'intéresse pas de savoir qui lit ça. Je prends plaisir à écrire, ça me suffit. On veut bien sûr faire toujours des choses meilleures, plus réfléchies, c'est tout, comme un danseur veut toujours mieux danser, mais ça se fait tout seul, parce que tout le monde, quelle que soit l'activité, arrive par la répétition obligatoirement à une perfection, c'est exactement la même chose chez un joueur de ping-pong que chez un cavalier, chez un écrivain, chez un nageur, une bonne ou une femme de ménage. Au bout de cinq ans, elle fera mieux le ménage que le premier jour où elle cassait tout et où elle faisait moins de ménage que de dégâts.
- Mais, est-ce qu'écrire, ce n'est pas toujours rechercher un contact ?
- Je ne veux pas le moindre contact. Quand est-ce que j'ai voulu le contact ? Au contraire, je l'ai toujours refusé quand quelqu'un le recherchait. Les lettres, de toute façon, je les jette toutes au panier, parce que rien que techniquement, il n'est pas possible de mettre le doigt dans l'engrenage, sinon il faudrait que je fasse comme tous ces écrivains de trottoir qui entretiennent deux secrétaires et lèchent le cul du moindre imbécile avec leurs petites lettres. Ça, je le refuse d'entrée, parce que je ne peux pas, ce n'est pas possible, je recevrais deux ou trois lettres par jour et au bout de quatre mois je serais asphyxié. C'est pourquoi je commence par ne pas mettre le doigt dans cet engrenage, et je n'ai d'ailleurs pas de goût pour ça. Je veux que mon travail soit imprimé, qu'un livre sorte, et pour moi l'affaire est classée. Je le mets dans mon armoire, comme ça il ne se perd pas et en plus c'est très joli. J'écris mes trucs sur un papier à lettres qui boit, très moche, très bon marché, et le passage à une mise  en page comme ça m'est très désagrable, et ensuite l'éditeur m'envoie de l'argent tous les mois et toute l'histoire est classée.
André Müller, Entretien avec Thomas Bernhard, trad. Claude Porcell

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