vendredi 17 novembre 2017

Je pense à autre chose

Lorsque deux personnes se retrouvent seules, mettons enlacées, et que s'installe entre elles un silence agréable, tellement chaleureux qu'elles ne seraient pas opposées à le voir durer éternellement, il arrive que l'une d'elles demande sans raison : « A quoi penses-tu?» Et soudain, tout sonne faux, s'étiole, mettant à mal la tranquillité. C'était un beau silence, mais il a disparu à jamais. Et nous savons alors qu'un moment parfait vient de prendre fin et qu'un autre débute, dont nous ignorons tout, tout en sachant que ce sera moins bien. Certaines questions, sans en avoir l'air, ouvrent un véritable gouffre et accablent l'autre, même lorsqu'il s'agit de l'être aimé. Censée rendre les liens plus étroits, ou le silence moins ennuyeux, la question désintègre la paix. Ce n'est pas plus difficile, ou plus facile, que lorsqu'on vous demande : «Tu sors, ce soir ?​» ou «Que penses-tu du structuralisme ?» Il est des zones intimes qu'il ne faut jamais parcourir si ce n'est lorsque nous sommes vraiment seuls.
Si nous sommes extrêmement sincères, nous pouvons répondre que nous ne pensions à rien. La journée est pleine de ces moments où l'on se contente d'incarner l'absence, imitant en cela un mur. Dans ces moments de la journée, nous sommes pareils à des objets. Mais, bon, la franchise n'est-elle pas une superstition dont il ne faut en aucun cas abuser? Il est probable qu'alors nous répondions toujours que nous ne pensions à rien. Entre ces périodes d'absence et les éclairs de lucidité dont chacun de nous peut faire preuve, se glissent également des intervalles au cours desquels nous sommes traversés de pensées inavouables. Et il est alors impossible de les dire à haute voix, même en étant seul.
A la fin de l'été, j'étais avec une amie et nous évoquions cet instant où deux amants s'abandonnent, où l'un par exemple retire les cheveux du visage de l'autre, dans un silence divin, et soudain voilà qu'éclate la question. Cela lui était arrivé récemment. Elle sortait avec ce type depuis quatre mois, ils étaient seuls, à la maison, affalés sur le canapé, et venaient d'éteindre la télévision après avoir regardé un épisode de Better call Saul, lorsqu'il demanda: «A quoi penses-tu ?»
Mon amie estime qu'il s'agit d'une question très intime, bien au-delà de ce que l'on entend habituellement par question intime. Elle fut sur le point de répondre, car c'était presque vrai: «Je pensais à un homme que j'ai vu hier au musée Thyssen et dont j'imaginais parfaitement pouvoir tomber amoureuse pour les vingt prochaines années. Je me suis approchée de lui pour voir ses mains, connaître l'odeur de son corps. Il était extrêmement séduisant, bien plus que ce que tu pourrais jamais espérer être, et à ma grande surprise il m'a adressé la parole. Je me suis alors souvenue de Pulsions de Brian De Palma, lorsque Angie Dickinson parcourt le Metropolitan de New York et remarque un homme aux lunettes noires. Ils entament un jeu de séduction à distance, fait d'apparitions et de disparitions à travers le musée. Lorsqu'elle croit l'avoir perdu de vue, Dickinson quitte le bâtiment et découvre l'homme dans un taxi, qui l'attend. Elle s'y engouffre et ils font l'amour sur la banquette arrière. J'ai alors désiré qu'il m'arrive quelque chose de semblable. Voilà à quoi je pensais, mon chéri. Et toi, à quoi penses-tu?»
J'ai vraiment été chagriné de savoir que, finalement, mon amie n'avait pas répondu cela, surtout lorsque j'ai appris que, quelques jours plus tard, son histoire avec ce type prenait fin pour toujours. Mais j'imagine que c'est le genre de situation dans laquelle la vérité est dénuée de morale. Dans un chapitre de Compagnie K de William March, un capitaine charge un soldat d'écrire les lettres de condoléances destinées aux familles des soldats morts. Après une trentaine de lettres, il décide d'en écrire au moins une qui traduise la vérité : «Madame, votre fils est mort inutilement dans le bois de Belleau. Vous serez certainement curieuse de savoir qu'au moment de sa mort, il était infesté de bêtes et affaibli par la diarrhée. Ses pieds étaient enflés et pourris, et il puait. Sa vie était celle d'un animal effrayé, souffrant du froid et de la faim. Le 6 juin, lorsqu'il fut atteint par la mitraille, il connut de terribles douleurs et agonisa longuement. Trois heures faites de cris et d'injures. Il ne pouvait se raccrocher à rien : il avait compris depuis longtemps déjà que ce que vous-même, sa propre mère, qui l'aimiez tant, lui aviez appris à croire, moyennant de vains substantifs tels que horreur, courage et patriotisme, n'était rien qu'un énorme mensonge...»

Juan Tallón, ¿En qué piensas?, chronique Restez bourrés,
publiée dans El Progreso, traduction maison

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