mardi 12 septembre 2017

La première fois

Francesca Mantovani

J'ai balayé la neige, fermé la porte. J'ai tourné autour de la table, la chaise – c'était une sacrée installation, manquait deux trucs. J'ai ouvert le placard, dedans il y avait des draps, des couvertures et une malette. J'ai respiré un bon coup, je l'ai prise et déposée sur la table, me suis assis…
J'ai grillé une clope avant de me décider… Et je me suis décidé. J'ai ouvert la malette, la machine à écrire était toujours là. Toute neuve, je ne voulais pas d'une machine de débarras où des gros doigts auraient pu laisser des crottes de nez sur les touches. Je l'avais achetée il y avait six mois et je répétais la même scène depuis (…) 

(…) J'ai allumé un feu et je me suis assis, bien droit face à la table. Je n'ai pas résisté longtemps – j'avais mal aux fesses, comme au théâtre quand on se fait chier. Je me suis fait un café, l'ai bu debout devant la cheminée. J'ai grillé des clopes et finalement, j'ai posé la machine à écrire sur la table, une ramette de papier à côté – cinq cent pages blanches. Toutes blanches des deux côtés. De quoi empiler des mots dessus, des paquets de mots. Je me suis assis, j'ai allumé une clope, regardé la machine à écrire, la ramette. A la fin, j'ai introduit une feuille sous le cylindre. J'ai mis les mains sur le clavier et les ai retirées, ce que j'avais voulu écrire s'était dissous dans le geste – la première phrase devait résister au geste qui voulait la faire apparaître. 
J'ai décidé de tenir, j'écrirais la première phrase, ou je crèverais. (…) J'ai pris la décision de taper tout ce qui me passait à l'esprit. Je faisais beaucoup de ratures, c'était du travail de cancre et aucune de ces phrases ne pouvait être la première. J'ai compris le penchant des écrivains pour la bibine mais je ne pouvais pas me permettre de boire, d'autant que je n'étais pas écrivain – je ne savais pas qui j'étais. Je suis resté un long moment accablé par le poids de cette première phrase qui n'existait pas, ne naissait pas. J'ai arraché la feuille, l'ai remplacée. J'ai contemplé le papier blanc qui semblait luire comme le verre de lait dans le film d'Hitchcock et l'ai prié de me renvoyer mon reflet, parce que c'était peut-être ça, la première phrase, voire toutes les phrases de celui ou celle qui écrivait.
Et j'ai été exaucé, elle m'est venue aux lèvres et je l'ai tapée lettre à lettre : « Ich bin a klain yddisher bandit¹. » C'était ça, c'était ça ! Mais c'était en yiddish…
Je l'ai tapée en français, c'était autre chose, ça ne sonnait pas pareil, ne racontait pas la même histoire – je ne savais plus. J'étais incapable d'écrire un livre de trente phrases en yiddish… Que faire ? C'était en yiddish que la prière avait été exaucée. Je me suis levé, j'ai alimenté des flammes avec les bûches. Je suis revenu vers la phrase, me suis penché sur elle. Elle me plaisait, elle me plaisait plus en yiddish qu'en français, il n'y avait rien à faire. Je me suis allongé sur le lit et la vérité m'est venue : il fallait que je trouve ma langue. Un écrivain avait sa langue, celui qui voulait écrire devait trouver la sienne. Je ne pouvais pas écrire en yiddish, il fallait donc que je trouve ma langue en français. Il fallait que mon cœur résonne en elle. C'était mon cœur qui serait traducteur entre mes origines et ce que j'étais devenu, saurait trouver ma langue. Le problème, c'était que je n'avais pas de cœur, que j'étais un putain de monstre. Il fallait que je sois sincère avec les mots, lucide, et je ne l'étais pas. 
Je me suis assis face à la machine, me suis mis à taper sans cesse, page après page, jusqu'à ce que j'en aie mal aux oreilles, les doigts endoloris. A la lumière de l'âtre, j'ai regardé ce que j'avais écrit, c'était étrange – il m'a semblé que, dans ce charabia invraissemblable, il y avait quelque chose, un embryon de vérité, ou la piste pour accéder à la vérité. Je ne voyais pas une autre langue en filigrane, je ne découvrais pas la pierre de Rosette, mais on me disait : « Sois simple, rustre, sois toi, mets les mains dans le cambouis, comme quand tu répares un moteur, n'hésite pas à te salir, tu ne dois pas écrire comme les autres mais comme toi, et tu es un voyou, un mécano, un broco, un débarrasseur de caves et de greniers. » Je me suis souvenu de ce que m'avait dit le Vieux sur le parquet des autos tamponneuses : « Les morts perdent la mémoire, pas nous, les vivants. » Ce n'était pas pour les morts que je devais écrire, mais tant que je vivais, je ne devais pas perdre la mémoire, pas m'oublier, oublier ma misère, ma connerie, mon inculture, je devais faire avec, honnêtement, comme un homme même si c'était un métier de femme.
 1. Je suis un petit bandit juif.


Richard Morgiève, Les Hommes, Joëlle Losfeld, 2017

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