mardi 26 janvier 2016

Terrorisme littéraire au coin du feu



- Tu as entendu parler d'un roman qui s'appelle After ?
- Je ne crois pas.
- C'est incroyable. J'ai découvert ça dans un vieux numéro de Elle que je parcourais avant de le jeter, je t'ai gardé l'article.
- Hmm...
-
Toi qui aimes écrire, je pensais que ça pouvait t'intéresser.
- Je préfèrerais que tu me racontes.
- C'est un best-seller, vendu à plus de trente millions d'exemplaires dans le monde, ça ne te dit rien ?
- J'ai peut-être effectivement vu ça en jetant un oeil aux listes des meilleures ventes ou sur une table de librairie, mais je ne fais pas très attention aux piles de best-sellers. Parfois même je les renverse...
- C'est intéressant de savoir ce que les gens lisent…
- C'est le plus souvent désespérant, tu veux dire...
- Tu défends sans cesse la culture populaire…
- Je ne défends rien du tout !
- Sur ton blog, tu as un libellé Culture populaire.
- J'ai une culture populaire, j'y fais référence, mais elle n'est pas défendable, pas
entièrement tout au moins... Mais finis ton histoire, je t'en prie.
- C'est une fille mariée à un militaire parti à la guerre.
- Qui ça ?
- La fille qui a écrit After.
- Je pensais que tu parlais de son héroïne.
- Je n'ai pas lu le bouquin, c'est son histoire à elle, l'écrivain, qui est incroyable. Bref, la fille s'appelle Anna Todd.
- C'est la sœur d'Emmanuel ?
- Qu'est-ce que vient faire là Soeur Emmanuelle ?
- Je parlais du démographe…
- Je ne comprends rien.
- Emmanuel Todd.
- Ah oui, d'accord. J'ai cru que tu parlais de Soeur Emmanuelle.
- Oui, j'avais compris ce que tu avais malheureusement compris.
- C'est ton humour à la noix, t'es le seul que ça fait rire. Bref, Anna Todd, qui n'est pas la sœur d'Emmanuel, s'est mariée à un militaire, très jeune –​ 18 ans je crois, elle était encore vierge. Son mari part à la guerre.
- Quelle guerre ?
- L'Irak, je crois.
- Ah, très bien... C'est un de ces héros américains qui a contribué à la création de Daech...
- Donc, Anna Todd
reste seule, dans sa petite ville du Texas. Elle s'ennuie à la maison, n'aime pas la télé – comme toi –, passe son temps sur les réseaux sociaux... C'est une inconditionnelle des Hauts de Hurlevent et de Jane Austen et Thomas Hardy. Et d'un groupe, je ne sais pas si tu vois, One Direction. 
- Non, mais c'est important ?
- Moi, j'ai découvert son existence grâce à ma fille. Je ne sais pas si tu te souviens, l'an dernier, elle achetait des magazines sur ce groupe, comme moi à dix ans, j'achetais Podium.
- Podium, c'était le magazine créé par Claude François ?
- Oui.
- Je l'ai volé une fois quand j'étais gosse, parce que je fantasmais sur les clodettes. Claude François, je n'en avais rien à faire.
- Ça ne m'étonne pas de toi.
- Je t'ai raconté comment je me suis retrouvé toute une journée dans la maison de Cloclo pour un anniversaire ?
- Oui, oui...
- Non seulement, ils te balancent tous ses tubes en boucle, à en devenir dingue, mais y'a même pas une clodette qui traîne par là...
-
Bref, la fille s'emmerde chez elle.
- Elle a quel âge ?
- 26 ans.
- Le mec a une femme de 26 ans et la laisse seule à la maison, faut pas s'étonner si elle fait des conneries...
-
Tu me laisses finir ?
- Je ne demande que ça. On en était à ce groupe pour ados, One je sais pas quoi.
- Elle trouve le chanteur hyper inspirant.
- Ta fille ?
- Non, Anne Todd. Elle envisage d'abord de faire une fanfic.
- Une quoi ?
- Une fanfiction. Tu fantasmes sur une célébrité, ou un personnage de roman à succès, et tu lui inventes une histoire. Les Américains ont beaucoup développé ça. Tu postes ensuite ton histoire sur un site dédié.
- Passionnant.
- Détrompe-toi. 50 nuances de gris est une fanfiction au départ. L'auteur reprend les personnages de Twilight et leur imagine des aventures érotiques.
- Ah… Très bien.
- Et Anna Todd fait un peu pareil, elle imagine des contes de fée, une espèce de Autant en emporte le vent érotique, et poste son texte sur What's up, un truc comme ça, tu connais ?
- Non, c'est une application ? Un site ? Un réseau social ?
- Attends, il faut que je retrouve ça.
- Je te ressers ?
- Oui, volontiers.
- Il est pas mal, ce petit rouge du Gard, non ?
-
Voilà : Wattpad, tu vois ?
- Non.
- C'est un peu ce que tu fais avec ton blog.
- Ah bon ?
- Elle écrivait l'histoire, livrait un ou deux chapitres et les internautes réagissaient, suggéraient ce qui pourrait se passer, disaient s'ils aimaient ou pas. Comme une série interactive.
- Ça n'a rien à voir avec ce que je fais sur le blogue. J'écris ce qui me plaît. Je ne fais pas de séries. Je ne supporterais pas qu'on me dise C'est pas terrible, Ça c'est pas mal, Continue dans cette voie, en accentuant cet aspect-là, Pourquoi tu n'écris pas ça ?…
- Ben, elle, c'est ce qu'elle a fait et ça a donné 5 volumes, 30 millions d'exemplaires vendus, 200 000 followers et elle vient d'en vendre les droits d'adaptation à Hollywood. Elle ne se considère pas comme un écrivain, elle dit même que les premiers volumes sont mauvais, qu'elle a appris à écrire au fur et à mesure des textes qu'elle postait. Se retrouver devant un clavier d'ordinateur la paralyse. 
- Elle écrit à la plume ?
- Non, sur son téléphone, qu'elle ne quitte jamais. Elle écrit avec ses pouces.
- Ils donnent la marque du téléphone ?
- Elle écrivait chez le dentiste, à l'épicerie en faisant la queue à la caisse...
-
Tu sais, j
e ne suis pas sûr de
vouloir lire ça ou en savoir davantage.
- C'est ce qu'on appelle la littérature pour Young Adults.
- Ils sont gentils de qualifier ça de littérature.
- Ne sois pas méprisant...
- Tu sais bien que je ne peux pas faire autrement. C'est peut-être un livre, mais de là à parler de littérature...
Et puis, ce n'est pas du mépris : je ne fais pas partie de ce monde, voilà tout. Je n'ai pas de smartphone. Ni de compte Facebook, Instagram ou je ne sais quoi. Je suis passé tout à l'heure à la librairie et j'ai acheté la correspondance de Madame Du Deffand, tu vois, je suis foutu.
- Les lectrices affirment que « les scènes de sexe sont très très chaudes, mais hyperréalistes, ça change ! »
- Les lectrices de Madame Du Deffand ?
- Je cite les lectrices d'After !
- Une experte en sexe, certainement, cette Anna Todd qui, selon ce que tu me dis, n'a pourtant connu qu'un seul homme. 
- Elle a peut-être eu des amants pendant que son mari était en Irak.
- Ce n'est pas un comportement très patriote !
- En tous cas, ça donne envie aux lectrices de lire les classiques auxquels il est fait référence.
- Très bien, parfait.
- Pourquoi tu n'écris pas un truc comme ça ? On sortirait enfin de la mouise.
- Tu veux que j'écrive comme Jane Austen ?
- Non, comme Anna Todd.
- C'est toi que ça intéresse, les contes de fées. Je te verrais bien te lancer là-dedans.
- Je déteste écrire. Toi, tu n'arrêtes pas.
- J'en serais incapable. Je ne fais pas le poids. Du sexe, oui, pourquoi pas, mais pas comme un conte de fées…
- Oui, avec toi, ce serait plutôt un conte de la folie ordinaire
- Tu parles, ça a l'air facile, léger, mais ça ne s'écrit pas avec deux pouces.
- Et ce n'est pas le même public.
- Ecrire en pensant au public, aux recettes qui font vendre des millions d'exemplaires, c'est ça qui, moi, me paralyserait.
D'ailleurs, l'histoire édifiante de ton Anna Todd anéantit en moi toute velléité d'écriture. On était bien là, devant le feu, avec ce petit rouge du Gard et ce tartare d'algues bio. Pourquoi gâcher la soirée avec ces histoires ?
- J'ai fait une petite recherche sur internet. Et appris qu'elle venait de publier Before.
-
Tu veux que je te lise une lettre de Madame Du Deffand à Voltaire ? Tu sais que c'était l'écrivain préféré de Cioran ?
- Prépare plutôt le dîner, il n'y a plus rien à boire et je meurs de faim.


6 commentaires:


  1. Avec deux pouces... Je ne sais que dire. Ce monde aura toujours le chic pour me laisser, littéralement, sans voix.

    Rien de nouveaux sous le soleil, mais quand même. On a beau savoir, s'y attendre, à chaque fois, c'est le coup à l'âme, l'envie de balancer les cahiers au feu, d'oublier cette obstination appliqué.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Nous sommes finis, Cher promeneur. Cette période médiocre n'a pas de place pour nous...

      Supprimer
  2. Ne déprimons pas. Chaque époque a eu sa vulgarité populaire... Souvenez-vous... "Les charlots font Espagne"... La collection Harlequin... Jour de France... Michel Leeb qui imite les noirs et les chinois... Pierre Pechin qui récite La cigale et la fourmi avec l'accent arabe... Eh oui, vous avez la nostalgie sélective, cher "nos consolations". Il y a des domaines où on revient de loin.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'est votre côté socialiste, cher bon bougre, attention, ça vous perdra !

      Supprimer
  3. C'est ça... Faut que j'y aille, je vais relire un bon vieux SAS, ça me redonnera le moral.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Toujours est-il que la démission de Taubira rend, espérons-le, les choses un peu plus claires pour tous ceux qui refusaient de voir où nous mène la clique au pouvoir ! A vite cher bon bougre !

      Supprimer