Je ne l'écoutais plus qu'à l'occasion, de seconde main. Par étapes. Sa mort m'a surtout jeté trente ans en arrière, du temps du lycée. C'était une Italienne, du côté de son père, j'étais un Espagnol, du côté de mon père et de ma mère. Nous habitions la même ville ouvrière, mais fréquentions tous deux le lycée de la commune d'en face, bourgeoise et moins métissée, aux écoles mieux cotées.
J'avais remarqué ses jolies courbes lors de séances désastreuses d'athlétisme et de saut en hauteur particulièrement. A cette époque, les jeunes gens n'étaient pas connectés à des réseaux d'amis leur donnant l'illusion de ne pas subir l'extrême solitude frappant tout individu de cet âge. Pas plus avions-nous accès à ces caméras intégrées aux machines qui permettent aujourd'hui à une jeunesse toujours plus infantilisée de se filmer sous toutes les postures et tenues, dans toutes les situations, mais sous un seul angle. On connaissait du corps de l'autre ce qu'on pouvait en deviner sous une panoplie du cool informe et pudique, attendant le printemps, ce que l'on en percevait en cours de gym, ou ce que nous racontaient d'autres plus hardis que nous, pour y avoir goûté et, contrairement à nous, sans en avoir rêvé. Je la regardais s'extraire du plancher des vaches, dans son survêtement ajusté, ses seins ronds restant fermement immobiles malgré le mouvement ascendant et la chute brusque et rapide une fois la corde passée. Sa souplesse ahurissante à mes yeux avait été travaillée par des années d'équitation, de ski et de stages de voile. Nous habitions la même cité-dortoir mais n'étions pas de la même extraction. Parents petits fonctionnaires et pensée courte pour elle, ouvriers, immigrés et illettrés pour moi. La classe moyenne n'ayant pas encore sombrée sous les effets de l'ultralibéralisme, les activités extra-scolaires des enfants de la petite bourgeoisie étaient encore nombreuses en cette fin des Trente glorieuses. L'Italienne était une sportive.
Nous avions tous les mêmes sacs achetés dans les boutiques de prétendus surplus de l'armée américaine situées à deux pas du lycée. Et tous nous inscrivions de belles stupidités sur leur toile kaki délavée. Messages d'amour, slogans définitifs sur la vie, certitudes politiques non négociables, nos clubs de foot préférés, nos groupes de rock adorés. C'est ce qui m'a fait quitter un temps, sans trop de conviction, le ska pour m'improviser amateur de hard-rock et des deux groupes alors à la mode, AC/DC et Trust - les paroles du second séduisant l'aspirant anarchiste que je sentais sourdre en moi. L'Italienne aimait le hard.
Lorsque, après deux années d'approches pitoyables de ma part, j'ai senti ses pas derrière moi et échangé un premier baiser sous la pluie et une capuche de K-Way, elle était passée à autre chose. Elle portait fièrement au revers de sa veste deux portraits de rockers en forme de pins, ses héros absolus, et, comme pour le hard, un anglo-saxon et un Français : Bowie et Higelin. Bowie, j'en connaissais quelques morceaux dont le récent tube Ashes to Ashes dont j'avais découvert le clip dans l'émission pop de Patrick Sabatier sur la une. Ma sœur et moi étions étions assez attirés par le souffre et l'ambiguïté qui se dégageait du personnage savamment composé, cette voix envoûtante. Quant au Grand Jacques, même si nous préférions tous deux l'autre, celui de Bruxelles, j'aimais pour ma part la grandiloquence foldingue et la poésie incompréhensible de son Champagne – un sommet pour l'ado inculte que j'étais.
Une fois le lit partagé lors de fausses révisions du bac – que j'ai donc failli rater –, nous étions officiellement devenus un couple, avec projets et découvertes communes. Nous passions tous nos samedis après-midis dans les salles obscures où, à quelques exceptions près – des reprises de comédies italiennes, un documentaire sur Brel ou les premiers Woody Allen –, importait plus ce que touchaient nos mains que ce que voyaient nos yeux. La bibliothèque de notre ville venait d'ouvrir un espace disques et nous en devînmes les rats les plus fidèles. Tout y passait. De A à Z, presque, comme dans un film de Limosin. C'est là que j'ai emprunté mes premiers Dylan, mais aussi Polnareff et la variété des années 60-70, du rock, de la pop, Neil Young en particulier, du reggae, du classique, des BOF, et du Bowie donc. Nous enregistrions les vinyles sur des cassettes magnétiques, en faisions des compilations thématiques, que nous nous offrions.
Une poignée d'années plus tard, déjà séparé de l'Italienne, traînant mon âme en peine davantage dans les cinémas que dans les amphis de la fac, je restais scotché sur mon fauteuil en regardant le film de Carax, Mauvais sang, et sa fameuse séquence sur Modern Love. J'emploie le verbe regarder car j'ai revu le film sept fois de suite dans mon souvenir. Je lui consacrais tous mes revenus issus de cours particuliers d'anglais donnés à des collégiens et à une marchande de fruits et légumes en mal d'amour et d'indépendance. J'ai regardé attentivement ce film, je voulais savoir comment c'était fait, cette romantique magie qui défilait sous mes yeux, pas seulement lors de la séquence Bowie. Leos Carax m'a ensuite profondément ennuyé et je ne pourrais plus revoir ses deux premiers films qui m'avaient ébloui, mais je les ai encore en tête.
Lors d'un de mes nombreux déménagements, j'ai balancé les dernières K7 que j'avais conservées dans un carton. L'une d'elles contenait des chansons de Bowie. Et ma préférée, je ne sais pas pourquoi, The Lady Grinning Soul qui clôturait Aladdin Sane. Peut-être son intro à la guitare espagnole. Sa mélancolie. Comme beaucoup, j'ai jeté un oeil au clip de Lazarus deux jours avant la nouvelle disparition de Ziggy. Il m'avait à la fois inquiété et rassuré. Musicalement, j'avais l'impression d'un renouveau, plus sobre et plus sincère. En apercevant le chanteur allongé sur ce qui semble être un lit d'hôpital, flanqué de yeux de poupée, puis en gros plan racontant, nostalgique, sa gloire new yorkaise, j'ai été frappé par sa vieillesse mais aussi par la mienne. Souvent, sans n'être plus par lui accompagné – seul Dylan a résisté à cette époque –, j'ai rencontré certains de ses fans, d'une autre génération, le rendant intemporel et, partant, me faisant oublier nos différences d'âge. La mort remet tout en place. Je n'ai rien lu de la masse de papiers publiés dans la presse, les hommages et les souvenirs. J'ai simplement réécouté une ou deux chansons de mes 18 ans.
Mes réflexions et souvenirs provoqués par l'annonce de la mort de Bowie sont très proches des vôtres (et je ne vous surprendrai pas en vous disant que mes photos de classe pré-bac ressemblent furieusement à la vôtre).
RépondreSupprimerOn est peu de chose, cher Pop9. Une foule de solitudes. Lequel êtes-vous sur la photo ?
RépondreSupprimerÇa tombe bien, j'étais en train de me chercher.
RépondreSupprimerJe suis au dernier rang, numéro un ou numéro cinq - grand, chevelu et révolté, comme de bien entendu.
Je suis le numéro un ! (pour une fois… )
SupprimerCette photo est en effet incroyable. J'ai vraiment l'impression moi aussi d'avoir la même, vraiment, au décor près (la mienne c'était dans une cour). Et notamment le grand en haut à gauche (vous, donc ?), je pourrais presque jurer qu'il était dans ma classe...
RépondreSupprimerFascinant.
Eh oui, chère Florence… Et vous, laquelle êtes-vous ?
SupprimerUn mélange, en fait. La coupe de cheveux de l'une (avec la frange, bien sûr !), la veste de l'autre. La petit sourire de l'une allié au sérieux de l'autre. Noyée dans l'époque. Comme vous dites, "Nous avions tous les mêmes sacs achetés dans les boutiques de prétendus surplus de l'armée américaine situées à deux pas du lycée." Et on écoutait Higelin.
SupprimerIl semble que nous ayons tous cette même photo où les coupes capillaires improbables voisinent avec des " panoplie[s] du cool informe et pudique".
RépondreSupprimerEt je pourrais être, itou, le grand en haut à gauche, au blouson près.
Mon amour du banal... Nous sommes tous le grand en haut à gauche !
SupprimerEn toute objectivité, faut reconnaître qu'on est le plus beau.
SupprimerJe ne vous le fais pas dire. Toutes les filles étaient folles de nous...
SupprimerVous étiez aussi assez, disons, désinvoltes vis à vis de la chose scolaire... L'un n'empêche pas l'autre, d’ailleurs !
SupprimerNous nous intéressions à tout autre chose, naturellement, chère Florence.
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