Ensorcelés

- Mais tu te rends compte ? Tu ne peux pas dire ça !

- J'ai pas envie de me faire emmerder par des gamins…

- C'est la coutume, ça leur fait plaisir.

- Tous les enfants font ça.

- Oui, nous aussi, quand on était petites…

- Ah bon ? Vous avez fait ça ? C'est toujours tombé quand vous étiez avec votre mère, alors…

- Oui, je me souviens : on sonnait à toutes les portes de l'immeuble et on était contentes quand on avait plein de bonbons.

- Quand j'étais môme, personne ne faisait ça. Mais après des années passées à subir les séries, les dessins animés, les films, les BD, toute cette sous-culture américaine, le monde entier fête Halloween…

- C'est une fête très ancienne…

- Je sais que c'est une fête celte à l'origine, je pense qu'elle ne se célébrait pas en France, mais grâce à l'américanisation de nos vies, leur marchandisation, on s'est mis ici à célébrer cette connerie comme nos cousins américains. C'est comme ces gars qui s'adressent à un juge avec du Votre honneur, comme dans les films américains.

- Tu leur as dit vraiment ça, papa ?

- Et alors ?

- Tu ne peux pas dire aux gamins Allez vous faire foutre !, c'est choquant. Mets-toi à leur place !

- C'est venu tout seul.

- Quand même !

- Attendez, les filles, il faut que je vous raconte la scène. Je rentrais du boulot, ça courait dans toute la rue, comme des rats hystériques, avec leurs affreux déguisements…

- Ça n'a pas arrêté de sonner.

- Je gare le scooter, je ne vois pas de lumière dans la maison, je pense que ma belle est sortie avec le chien. Mais non, elle était enfermée dans le noir pour que les mômes arrêtent de sonner !

- Hein ?

- Je regardais une série en streaming.

- Américaine, je parie !

- Eh, non ! Française !

- Bref, ça m'a énervé que tu t'infliges l'obscurité pour échapper à l'obscurantisme dans lequel nous avons tous sombrés.

- N'importe quoi !

- Je déconne. Mais à peine. Bref, je n'étais pas là depuis une minute, que ça a sonné de nouveau. J'étais dans cet état d'énervement quand j'ai ouvert. Ils m'ont fait Ouah ! Des bonbons ou la mort ! C'est pas agressif, ça ? C'est pas choquant ? C'est sorti tout seul, je leur ai dit qu'on n'avait pas de bonbons et qu'ils aillent se faire foutre. C'est tout. Y'a pas de mal à ça ! Je ne sais pas ce qui m'a retenu de leur mettre une paire de claques à chacun.

- Mais papa…

- Tu penses bien qu'ils vont le répéter aux parents. On est catalogués, maintenant ! Le dingue du 20 !

- Et alors ? J'assume parfaitement. J'ai pas envie de me faire emmerder par des crétins décérébrés qui ne savent pas ce qu'ils font, futurs consommateurs d'Iphone et de marques à la mode qu'il faut à tout prix porter pour être populaire, intégré au groupe…

- C'est vrai qu'on n'avait pas de bonbons, pas même un paquet de gâteaux, j'ai pas fait de courses.

- Pourquoi serait-on obligés d'acheter des bonbons ?

- Parce que ça se fait.

- Et si je n'ai pas envie de participer à ce cirque mercantile ?

- Tu es vraiment asocial !

- Si je refuse d'engraisser les boîtes qui fabriquent les saloperies chimiques et sucrées qui engraissent nos enfants, c'est la preuve que je suis associal ?

- Je ne sais pas comment je réagirais si un adulte disait ça à ma fille.

- Ils ne savent pas ce que ça veut dire.

- Bien sûr que si.

- J'imagine : ils rentrent chez eux et demandent à leurs parents ce que ça veut dire, aller se faire foutre.

- Et si un parent vient te voir pour…

- …Qu'il vienne ! J'ai des arguments à faire valoir. Et s'il ne comprend pas, cela signifie qu'il ne mérite même pas que je lui adresse la parole.

- Voilà ce que tu aurais dû leur dire, aux enfants : Ici, nous ne célébrons pas cette fête américaine, on est en France, nous refusons de participer à ce cirque mercantile, nous n'avons donc pas de bonbons, passez une bonne soirée.

- C'est avec ce discours qu'ils m'auraient pris pour un dingue !

- C'est celui que tu nous tiens depuis dix minutes !

- Tu te rends compte que je n'ai rien à faire de cette coutume débile et qu'on se retrouve à passer une soirée à en parler ? C'est foutu, ils ont gagné…