samedi 21 novembre 2015

Illusion de liberté


Je me jetais sur les livres comme s'ils devaient nécessairement me livrer la clef de moi-même. Et la serrure avec. Lisant à bride abattue. Dans le métro. Dans la rue. Au bistrot. Dans mon lit. Sur les bancs des squares, au milieu des pigeons et des cris d'enfants, les soirs d'été ou le dimanche après-midi. Et jusque dans les chiottes des usines qui m'employaient, culottes baissées, accroupi au-dessus du trou, une branche nouvelle de marronnier en bourgeons ventrus se balançant au-dessus de ma tête sur le ciel blanc bleuté qui tapissaient les claires-voies de la toiture.
Quoi d'étonnant à ce que certains auteurs et leurs livres conservent pour moi une odeur de crésyl, de désinfectant, une odeur de merde humaine ? La mienne et celle de tous les ouvriers, apprentis, employés, bureaucrates, qui venaient chier dans ce lieu étroit, sombre, gluant sous le pied. Là où femmes et hommes se déculottaient plusieurs fois par jour. Poussaient leurs ventres. Vidaient leurs vessies. Examinaient une fois de plus le détail curieux d'une malformité secrète. Avaient des démêlés avec leur prostate. Leur constipation. Leur blenno. Ou bien, au contraire, se laissaient aller à caresser distraitement leur sexe, comme ça, sans préméditation, du bout des doigts, parce que ce n'est pas désagréable et qu'il n'est pas défendu d'y toucher lorsque l'on se retrouve en tête à tête puisque le Père Tout-Puissant qui savait ce qu'Il faisait vous l'a planté au bon endroit. Geste de bonne humeur. Tout en pensant au prix exorbitant des légumes, à la popote du soir, aux dettes en retard, au prochain film d'amour du dimanche suivant, ou même à la Très Sainte Vierge telle qu'elle est représentée dans les pages du catéchisme, blanche et lumineuse, telle qu'elle restera gravée à jamais dans des millions de mémoires. Ce qui n'empêche pas, que je sache, de prendre un réel plaisir à vider jusqu'au bout ses intestins avec de brefs intervalles de repos entre deux expulsions bien venues, de jeter un coup d'œil par en dessous pour voir ce qu'il en sort et d'en respirer franchement l'odeur. Odeur d'accalmie heureuse au milieu de la journée de travail avilissant. Illusion de liberté sauvegardée.

Louis Calaferte, Septentrion

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