- Moi, c'est simple : je ne sors plus.
- Qu'est-ce que tu fais ici, alors ?
- C'est exceptionnel. Je ne vais quand même pas me priver d'aller boire un verre avec toi de temps à autre.
- Merci. Mais tu n'es jamais beaucoup sorti.
- Détrompe-toi. Quand j'étais jeune...
- ... Je ne te connaissais pas. Depuis que je te connais, je sais que tu sors peu ou pas du tout.
- C'est vrai. Mais maintenant, encore moins.
- Moins de pas du tout, ça donne quoi ?
- Oh, ça n'a jamais été pas du tout. Hier, je suis allé au supermarché quand même !
- Faut bien bouffer.
- Oui, mais en fait, je cherchais un endroit où acheter un drapeau.
- Un drapeau de quoi ?
- Français !
- Pour quoi faire ?!
- Pour vendredi, pardi !
- ...
- T'es pas au courant ?
- Je devrais ?
- C'est la journée de commémoration nationale.
- On commémore nos morts ?
- C'est peut-être pas le terme, mais oui, les attentats, tout ça... Attends, je cherche.
- Pas la peine.
- Si, si. Attends.
- Donc, t'es allé à Carrefour pour acheter un drapeau tricolore, c'est bien ça ?
- Attends, attends. Ah voilà...
- Tu peux répondre à ma question avant de me lire tes conneries ?
- Oui.
- Je rêve !
- Je peux te lire ça ? Stéphane Le Foll...
- ...C'est qui ?
- Je sais pas. Un porte-parole ou conseiller, peu importe, laisse-moi finir. Stéphane Le Foll a annoncé mercredi 25 novembre que chaque Français était invité par François Hollande, à mettre un drapeau bleu-blanc-rouge à l'extérieur de son habitation vendredi 27 en marge de l'hommage qui se déroulera à l'Hôtel national des Invalides à Paris. "Nous avons conscience que tout le monde ne pourra pas venir aux Invalides mais nous faisons cette proposition pour que chacun puisse être concerné le jour de l'hommage", a expliqué Le Foll...
- Stop ! Stop !
- Quand j'ai lu ça, j'ai cherché où acheter un drapeau...
- ...Comme un bon petit soldat.
- Comme grand nombre de Français ! Les ventes ont explosé !
- Elles aussi ?
- C'est malin ! Il faut montrer qu'on n'a pas peur, que la France ne se laissera pas abattre !
- Aïe ! Marine : le pays est prêt, tu peux venir !
- N'importe quoi !
- Le soir des attentats, en sortant le chien, dans la rue Rochebrune, j'ai découvert un graffiti qui disait Sortez les kalachs !...
- ...Tu me l'as déjà raconté !
- Je sais. Si tu me laissais terminer mes phrases, tu saurais pourquoi je te rappelle ça. Quelques jours plus tard, sur le mur situé juste en face de ce graffiti, il y avait un portrait de De Gaulle, au pochoir sans doute, avec une citation sur la France qui résiste, les voix qui s'élèvent...
- Oui, l'heure est grave !
- C'est ce qu'on te raconte dans les médias ?
- Comment arrives-tu à être totalement déconnecté en ce moment ?
- Je ne le suis pas vraiment, c'est impossible. Mais je trie. Je zappe quand je sens que ça glisse, que la saison 1 de La chasse aux terroristes n'en finit pas de finir...
- Je ne supporte pas ton cynisme ! Je t'aime bien, hein, mais là, quand même...
- Et toi, tu t'informes avec le Huffington Post ?
- C'est des alertes qui m'arrivent. Je ne sais pas pourquoi... Des fois, c'est Le Point...
- De l'info de haut vol, je vois...
- Ce doit être mon opérateur...
- Donc, tu lis tout ce qui t'arrive par la volonté de ton opérateur ?
- Ben ouais, c'est passionnant, je suis devenu accro... On en reprend une ?
- Et tu vas brandir le drapeau à ta fenêtre vendredi ?
- Ben oui, sinon pourquoi je l'aurais acheté ?
- T'as payé ça combien ?
- Pas cher. 19.99, je crois.
- Putain, ça en fait des bières !
- Sincèrement : tu trouves ça stupide ? On est en guerre quand même !
- Stupide n'est pas le mot, je crois.
- C'est quoi, alors ?
- Je trouve ça obscène.
- Comment ça ?!
- On en a déjà parlé. Ces attentats sont le résultat d'une politique de notre pays...
- Ouais, ouais, je sais. N'empêche...
- ...N'empêche quoi ? Tu trouves pas ça obscène et bien plus cynique que ce que je peux te dire là, au comptoir, qu'un état qui fait la guerre depuis des années sans nous le dire ou nous demander notre avis, soutient des opposants au dictateur jadis soutenu, vend des armes à des régimes pourris jusqu'à l'os, crée ses propres monstres qui, un jour, se retournent contre lui, que cet état nous fasse le coup de l'émotion et de la cérémonie nationale ?
- T'as fini ?
- Non ! Tiens, je te parie que, allez, je vais être optimiste, au moins 80% des victimes du 13 novembre ne savaient pas que leur pays était en guerre...
- Hollande l'a dit.
- Il l'a dit après, nuance ! Et la guerre, selon Hollande, elle a débuté le 13 novembre.
- Pas faux
- Donc, on rend hommage à nos concitoyens qu'on a manipulé, à qui, tout au moins, on a caché la vérité parce qu'ils sont morts pour la bonne cause, sans le savoir ? Et tout ça pendant que nos avions bombardent à tout-va ?
- Je ne sais pas. Tu me mets le doute... Je ne vois pas les choses comme toi.
- Tu les vois comme on te le dit dans les alertes à la con de ton téléphone intelligent, ou comme on te le dit à France 2 ou sur France inter... Et comme te le dit notre gouvernement : place à l'armée, à la police, à la surveillance, aux interdictions de manifester, aux perquisitions en pagaille, aux gardes à vue et garde-à-vous sur commande !
- Je me demande finalement si je ne fais pas une connerie en considérant que le fait d'aller boire un verre avec toi de temps en temps doit constituer une exception à ma décision de ne plus sortir.
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